Sur le banc des accusés

PDF. Sur le banc des accuses

« Cependant les boutiquiers de Paris,

en faisant leur étalage, l’autre matin,

se sont dits avec leur robuste bon sens:

Il n’y a pas la moindre erreur, on veut saper

les assises de nos monuments séculaires,

nous sommes en face d’un nouveau complot.

Allons, allons, braves boutiquiers !

vous errez aux plaines de l’absurde.

Songez un peu que la conspiration dont

vous parlez n’est pas nouvelle ;

s’il s’agit de jeter bas les édifices vermoulus

de la société que nous haïssons,

il y a longtemps que cela se prépare.

C’est notre complot de toujours. »

Zo D’Axa, 1892

 

Comment ça, la répression ?

Nous vivons dans un monde où toute structure de la société, tout mécanisme, tout rapport social a aussi une fonction répressive. On n’aurait guère de problèmes à démontrer que les forces strictement répressives (la police, l’armée, la Justice et ses prisons) ne sont en effet qu’une petite colline face à la montagne de l’ensemble de la société oppressante. Si l’on définit la répression comme le mouvement qui nous empêche, nous décourage et nous punit de faire des choses qui risquent d’ébranler l’ordre économique, social et moral, il est facile de percevoir comment toutes les institutions démocratiques empêchent l’auto-organisation sociale, comment l’idéal d’un amour en camisole décourage des liens affectifs sans brides et comment l’économie punit toute tentative de bannir l’argent hors de sa vie. Ainsi, la répression ne saurait être réduite au seul bras armé de la domination, même au moment où celui-ci frappe à la porte des subversifs.

Lorsque ce « bras armé » toque à la porte de compagnons avec son arsenal judiciaire, carcéral et policier, l’Etat ne tente pas uniquement de freiner la diffusion d’idées et de pratiques subversives ou d’essayer de mettre « hors circulation » quelques éléments encombrants. Il cherche aussi à nous amener sur le terrain stérile de l’affrontement entre les forces répressives strictes et le courant subversif, un affrontement certes inévitable, mais qui risque souvent de nous bloquer sur un seul obstacle (la répression des compagnons), nous empêchant ainsi de continuer à courir « dans toutes les directions ». Affronter la répression spécifique contre des compagnons sur le terrain qu’elle-même pose, revient alors à creuser sa propre tombe.

D’ailleurs, en quoi la répression qui nous touche serait-elle détachée de la répression qui touche la société en général ? On pourrait dire que tout un chacun ne trouve certes pas des caméras cachées chez lui, mais cela ne saurait nous faire oublier que la vidéosurveillance est désormais partout. On pourrait dire que tout un chacun n’a certes pas à se défendre contre des accusations d’association terroriste ou autre, mais n’en est-il pas moins vrai que de larges couches sociales se font condamner à la chaîne, soit devant un juge, soit par les instances de l’ordre social, moral et économique, parce que le fait de chercher à vivre, voire d’exister, donne déjà lieu à une répression permanente ? Il n’est pas difficile de prévoir que dans le monde actuel, toujours plus instable et où les tensions sociales sont toujours moins gérables qu’elles n’ont pu l’être dans le passé récent, la répression ira croissant. La construction de toutes sortes de nouvelles prisons n’est qu’un signe manifeste de toute une tendance qui a le vent en poupe.

 

La dangerosité sociale

Mais hasardons-nous maintenant sur le terrain de la répression spécifique contre des luttes autonomes et des individus qui se battent pour la liberté. Parfois, les arrestations de compagnons, la répression d’une lutte, la diffusion de menaces à peine dissimulées contre ceux qui ne sont pas prêts à enterrer la hache de guerre, amènerait à croire que nous serions dangereux. Dangereux pour l’ordre établi, comme est classé l’anarchisme depuis quelques années en Belgique, considéré comme « la menace la plus importante et la plus diffuse pour la sûreté du pays », sur la bonne voie car objet d’une répression ? De telles croyances proviennent tout simplement d’un manque de conviction dans ses propres idées, d’une carence de perspectives, car elles s’amusent à reprendre à leur propre compte les paroles de la domination. A l’inverse, il n’est malheureusement pas rare de constater que, dans le courant subversif même, des bruits courent sur certains lieux, certains compagnons, certains terrains de lutte qui seraient dangereux, qu’il faudrait mieux éviter, parce qu’ils attirent la répression et autres conneries de la sorte. Dans les deux cas, la même « échelle de mesure » est utilisée : celle de la morale dominante et des lois en vigueur. Ou pire encore, une échelle « militaire », qui voit la subversion comme la somme d’attaques attribuables à tel courant ou à telle tendance ; échelle malheureusement trop fréquente, chez les légalistes et réformistes, comme chez les « subversifs » autoritaires. Que disait déjà cette citation ? : « On voit les lucioles parce qu’elles volent la nuit. Les anarchistes font de la lumière aux yeux de la répression, parce que la société est grise comme la pacification. Le problème, ce n’est pas la luciole, mais bien la nuit. »

Le danger et la dangerosité sont bien ailleurs. C’est la menace souterraine qui traverse les siècles et tous les visages que la domination a pu prendre : la menace d’une explosion sociale, de la subversion de l’existant. Inutile, et aussi pernicieux pour sa propre dignité, de cacher que les activités et les idées des subversifs antiautoritaires ciblent à encourager, faire éclater, défendre, répandre la subversion et donc la nécessaire insurrection, forcément violente et négatrice des lois et des morales. Et l’Etat cherche à réprimer, persécuter, étoufferce qui le met en danger. La menace n’est donc pas une centaine d’anarchistes, mais la diffusion toujours possible et imprévisible d’idées et de pratiques subversives que nous portons. La menace, la dangerosité, c’est la contagion qui se met à l’œuvre ou qui, du moins, reste toujours possible. D’où l’évidence que la meilleure solidarité, consiste à continuer à diffuser des idées et des pratiques subversives, au-delà de toute échéance judiciaire ou étatique. Et aussi que la meilleure défense contre la répression n’est pas de constituer une quelconque puissance imaginaire qui y ferait face (dans la logique de l’affrontement symétrique, imprégnée d’une vision militariste et hiérarchique de la subversion), qu’il ne s’agit pas simplement (ou mieux, pas tant) de s’approprier des techniques et des savoir-faire pour la contourner, mais bien de perspectives de lutte, d’idées approfondies, de la recherche sociale de complicité dans le refus et dans l’attaque de ce monde. En fait, on pourrait extrapoler cette question afin de mieux la saisir : une insurrection (dans le sens anarchiste, c’est-à-dire, comme phénomène social) peut-elle être vaincue de manière militaire par les forces répressives ? La « réussite » d’une insurrection dépend-elle du nombre d’armes et de « troupes » à notre disposition ? Ou les raisons des « défaites » des insurrections ne sont-elles pas plutôt à chercher dans le manque de perspectives antiautoritaires, de « fermeté » dans le refus de toute sorte de chef ou encore, dans la peur de l’inconnu de la liberté ? La répression des insurrections, tout comme leur explosion; la répression des insurgés, tout comme la contamination du tissu social par leurs idées et pratiques, n’est jamais qu’un fait militaire, mais avant tout social. Et de nombreuses conséquences découlent d’une vision antiautoritaire de cette question, qui est au fond essentiellement celle de la transformation révolutionnaire de l’existant.

 

Sur le banc des accusés…

De nombreuses personnes conçoivent la Justice (les lois, les tribunaux, les procès) exclusivement comme une institution, c’est-à-dire, un bastion du pouvoir dans le marécage social. Néanmoins, toutes les institutions se fondent à part égale, voire prépondérante, sur le consentement social. Elles sont des expressions des rapports sociaux existants, mieux, ce sont des rapports sociaux. C’est-à-dire que l’Etat, d’un point de vue subversif, n’est pas quelque chose d’extérieur au tissu social, il en fait partie comme il le structure à son tour. Prendre possession de l’Etat signifie alors vouloir perpétuer les rapports sociaux qui le fondent et en découlent ; le détruire, c’est chercher une autre base, un autre fondement (la liberté) pour les rapports sociaux. L’argent, comme institution, ne peut exister que parce que la société entière lui octroie de la valeur ; et réciproquement, l’argent conditionne les rapports entre les gens. Une redistribution plus équitable de l’argent ne changerait au fond rien aux rapports que son existence génère, le brûler signifie entamer la construction d’un monde où l’économie ne détermine plus les rapports entre les gens, mieux, où la logique économique (commerce, travail, accumulation, productivisme) est repoussée. La pénétration de la marchandise dans toutes les sphères de la vie donne d’ailleurs un autre bon exemple de la coïncidence entre les structures répressives et les rapports sociaux tels qu’ils existent aujourd’hui.

Cette prémisse posée, asseyons-nous un instant sur le banc des accusés. Comment pourrait-on soutenir que dans le tribunal rien n’a d’importance (en ce qui concerne notre attitude), sans en même temps ouvrir les portes pour affirmer que rien n’a d’importance dans n’importe quelle structure de la société ? Si le tribunal, comme l’usine, la maison communale ou le foyer familial, sont des structures répressives dans le tissu social, il devient intenable de prétendre que notre attitude, notre activité et nos idées n’y ont aucune importance. Dire devant un juge qu’on regrette de lutter pour la liberté ne diffère fondamentalement pas de dire à un homme qui nous maltraite qu’on l’aime – à moins que l’on croît que la subversion est une question de posture, de camouflage, de postiche, de sournoiserie. Renoncer à ses idées au nom de la tactique et de la stratégie (au-delà du fait de ne pas toujours crier sur tous les toits qui on est et ce qu’on pense pour des raisons de « discrétion » que peuvent requérir certaines activités, comme par exemple la réalisation d’un sabotage, une vie dans la clandestinité), dans un tribunal comme dans la rue, équivaut à leur ôter toute potentialité subversive, à les désamorcer – exactement ce que la répression cherche à obtenir. Ceci dit, il n’existe pas de recettes ni d’axiomes à appliquer ou à respecter dans la confrontation avec le tribunal, il n’y a que la cohérence entre ce qu’on pense et comment on se comporte, ce qu’on désire et comment on lutte. Cette cohérence ne peut être totale que dans le sens où notre individualité est une exigence totale, autrement dit, c’est une tension permanente qui palpite au rythme de notre vie même. Tout le reste, n’est que le rebut de la politique.1

Affirmer que nous ne reconnaissons ni « culpabilité » ni « innocence », que nous refusons tout juge, tout tribunal, car nous sommes ennemis de toute loi et donc pour toute transgression qu’inspire notre désir de liberté, n’est donc en rien un jeu tactique, mais justement une expression de cette tension vers la cohérence. La solidarité cesse ainsi d’être un simple réflexe antirépressif pour devenir la possibilité d’une complicité, dans le sens où nous sommes tous et toutes « coupables » de nos idées et des pratiques qui en découlent.

 

 

L’ami de mon ennemi ne peut jamais être mon ami

A force de considérer la Justice non pas comme un rapport social comme tous les autres rapports sociaux, on finit par assister aux plus sales jeux tactiques. Inutile de souligner que dans la plupart des procès, rares sont ceux qui cherchent à ne pas rentrer dans la logique de la Justice, qui refusent d’enterrer leur dignité devant le juge, qui ne balanceront d’aucune manière (dans de nombreux cas, cela revient aussi à refuser de dire si on a oui ou non commis un tel méfait). Malheureusement, il n’est pas rare qu’il en aille de même pour les ennemis déclarés de l’ordre établi quand ils se trouvent devant un tribunal. Là, il n’est pas rare que l’opportunisme et la politique font leur rentrée sur scène. On voit alors que la cohérence de refuser de s’allier et de passer des accords avec des forces politiques philo-institutionnelles ou autoritaires, est « provisoirement » mise au rebut au nom de la pression sur le juge, du besoin d’une solidarité large et diverse, du chantage moral de vouloir faire sortir les compagnons à tout prix (mais, en étant un peu méchant, on pourrait dire, sans pour autant risquer soi-même sa liberté). Tout d’un coup, les ardentes critiques des « droits » et des « devoirs » s’échangent contre des alliances indigestes avec quelque ligue des droits de l’homme ; la négation de l’économie et de l’argent est mise de côté pour profiter du soutien d’un syndicat, gestionnaire de la conflictualité sociale et des forces de travail ; le refus du spectacle et de la représentation se transforme en accueil d’un journaliste « qui fera pression » ou en acceptant les rôles existants (chacun à sa place et tous ensemble dénoncer démocratiquement les abus) par exemple en publiant une « lettre ouverte » dans un quotidien de la presse officielle. Que dire ? L’autorité ne saurait être combattue avec des moyens autoritaires, voilà une affirmation simple qui reste d’actualité.

Par une telle recherche d’alliances, on ne violente pas seulement ses propres idées et les parcours de lutte qui se sont dessinés et qui se dessineront encore, on n’hypothèque pas seulement les possibilités de rencontre et de complicité au niveau social (les exploités sont bel et bien aussi habitués à l’hypocrisie, mais celle-ci ne constitue pas un sol fertile pour la rencontre et pour une lutte commune entre individus rebelles). On se place en outre irrévocablement sur ce terrain qui est à la liberté et à la vie ce que le pétrole est à la mer : la politique. S’engager dans la politique avec ses alliances nauséabondes, ses délégations, son agir « en se bouchant le nez », sa modération vers le « moins pire », son opportunisme écœurant, est aux antipodes des terrains où la subversion devrait être portée : dans la rue, parmi les exclus, les exploités et les rebelles, afin de répandre des idées émancipatrices, d’encourager la révolte, d’envisager des attaques toujours plus acérées contre l’ordre social. Combien il est inintéressant de perdre son temps et son énergie dans des discussions avec des requins politiques, des imposteurs autoritaires, des moutons suiveurs d’idéologies, des légalistes avec leurs bouches pleines de cadavres ; à quel point est préférable l’aventure de porter la subversion au cœur des situations sociales explosives, loin de toute médiation et représentation. La première perspective se termine inévitablement par des rassemblements, confus au niveau du contenu et en général démoralisateurs, devant le tribunal ; la deuxième part à la recherche de transformer un épisode de répression spécifique de compagnons et de luttes en énième mèche pour allumer la poudrière sociale.

 

Tôt ou tard

Inutile de faire l’autruche : tôt ou tard, tout individu révolté et toute lutte autonome se heurtera à la répression, que ce soit en encaissant des coups ou en reculant devant la menace de ceux-ci. Dès lors, il est certes important à garder la répression (dans le sens le plus large possible) présente à l’esprit, en discutant et en approfondissant idées et perspectives, voire de s’y préparer techniquement, mais toujours en la reliant avec l’ensemble des rapports sociaux et des tensions et conflits en leur sein. Aucun doute non plus sur la nécessité d’organiser le soutien matériel aux compagnons arrêtés ou incarcérés, sans que pour autant celle-ci dépasse le cadre de simple question technique.

Comprendre et continuer à considérer la répression simplement comme un obstacle, et non comme un mur infranchissable (et encore moins le plus important), n’est certes pas tâche facile. Et nous ne parlons pas uniquement des possibles années de taule, mais aussi tout ce qui a trait à la répression « préventive », la surveillance et les poursuites au sens large du terme. Aujourd’hui déjà et probablement demain encore plus, nous devrons faire appel à notre créativité et notre imagination pour briser l’étau répressif, mais ceci n’est, comme nous le disions auparavant, que dans une moindre mesure une question technique et de capacités : c’est surtout une question de perspectives, d’idées et de projectualités mises à l’épreuve, forgées dans la bataille au quotidien.

Pour finir, n’oublions jamais qu’en fin de compte, nos idées, nos méthodes et nos désirs demeurent à jamais incompréhensibles pour les chiens de garde de l’Etat, car ils ne saisiront jamais que des individus puissent s’organiser et s’associer librement et de manière antiautoritaire ; ils ne comprennent pas que tout être humain a la capacité et le choix, à tout moment, de se révolter, et que c’est d’ailleurs à cette capacité et à cette possibilité de choisir que les révolutionnaires devraient faire appel. Le marécage de la conflictualité sociale n’est donc pas une affaire militaire, technique et tactique, mais profondément et intrinsèquement sociale. Etendre ce marécage, ce qui revient à l’auto-organisation sociale du refus et de l’attaque de l’ordre social et de l’autorité, faire en sorte qu’elle puisse s’armer avec conscience et idées, est la meilleure façon de contrecarrer, voire de dépasser, la répression.

Et de toute façon… il n’y a rien à lâcher, c’est ma vie même que j’ai choisi de mettre en jeu ; mon jeu.

 

Publié dans Salto, subversion & anarchie, n° 2, novembre 2012 (Bruxelles).

 

1 Il ne s’agit ici pas des éventuels aspects « techniques » d’un procès, mais de l’attitude la plus fondamentale ou de l’éthique (le contenu) qui est à la base de tout un éventail d’expressions plus « concrètes » (les formes). Le contenu pointe le refus de se distancier de nos idées et pratiques subversives, ce qui peut se traduire devant un tribunal dans de nombreuses formes, allant du refus total (en refusant de se présenter devant le tribunal), en passant par se soustraire à la justice (en passant dans la clandestinité), par refuser de répondre à aucune question ou requête, jusqu’à « revendiquer » ses idées devant un juge (et aussi, de fait, dans la rue, dans le rapport social qui est à la base de la Justice, ce qui ne revient pas à se déclarer coupable de telle ou telle accusation). Enfin, il y a encore tout l’aspect strictement technique de la défense juridique (nécessairement selon la logique de la Justice même) qu’on peut laisser à un avocat, ou pas. Mais là non plus, nous ne pensons pas que « tout se vaut ». Pour commencer, il faut prendre en compte le refus selon nous fondamental, de prouver sa propre innocence en pointant d’autres (connus ou inconnus) comme les coupables. On peut aussi noter la différence fine, mais également fondamentale entre un avocat qui demande l’acquittement et un avocat qui répond à la question de la culpabilité (ou de l’innocence). Citer, comme c’est couramment le cas lors des procès, du « statut social » afin d’obtenir de la part du juge une certaine clémence, est clairement néfaste pour sa propre intégrité. Finalement, la tension éthique et subversive n’est pas la seule chose qui joue, il y a évidemment aussi les circonstances particulières, la nature des accusations et, ce qui pas la moindre des choses, les inclinaisons et préférences individuelles.

Sans relâche. A propos des récents coups répressifs contre les anarchistes et anti-autoritaires sur le territoire belge

PDF : Sans_relache

Petit rappel des faits

Depuis plusieurs années, différents coups de pression contre des anarchistes et des antiautoritaires sur le territoire belge se sont succédés. Les perquisitions qui ont eu lieu en septembre 2013 dans cinq domiciles à Bruxelles, Gand et Louvain en sont le dernier épisode. Fin mai, trois autres domiciles et la bibliothèque anarchiste Acrata avaient déjà été perquisitionnés. Ces initiatives de la juge d’instruction Isabelle Panou se situent dans le cadre d’une enquête pour « organisation terroriste, association de malfaiteurs et incendies volontaires », ouverte en 2008. Mais les forces répressives ne se sont pas limitées à ces perquisitions. A plusieurs reprises, elles ont cherché à recruter des mouchards pour espionner les activités d’anarchistes et d’anti-autoritaires. Elles ont eu recours aux « méthodes d’enquête extraordinaires », cachant notamment une caméra de vidéo-surveillance à l’intérieur de l’appartement de deux anarchistes bruxellois. Elles effectuent également des surveillances, dressent des rapports sur « la menace anarchiste », organisent des tracasseries administratives pour compliquer la vie des compagnons, passent des informations sur des individus à d’autres polices dans le monde, lancent des convocations pour des interrogatoires, publient de calomnies dans la presse etc. Plusieurs compagnons ont aussi fait de courts séjours de quelques semaines derrière les barreaux. Bref, en plaçant tous ces faits dans un cadre plus large, on comprend aisément que la répression cherche par plusieurs biais à freiner ou paralyser les pensées et les actes qui visent à détruire ce monde d’autorité. Cela ne nous amène néanmoins pas à parler d’un lourd climat répressif comme ce qu’on peut voir dans d’autres pays. Soyons clair sur ce point : c’est loin d’être le cas. De toute façon, il n’y a rien d’étonnant ou de particulier au fait que les forces de l’ordre aient des intentions malveillantes vis-à-vis des ennemis de l’autorité.

L’enquête vise vraisemblablement un certain nombre de luttes, d’agitations et d’initiatives, de plus ou moins forte intensité : la lutte contre la prison et la solidarité avec les mutineries dedans ; celle contre la construction du nouveau centre fermé à Steenokkerzeel et la machine à expulser ; les initiatives et attaques contre les veines de la ville-prison (construction de nouvelles lignes de train rapide RER autour de Bruxelles et transports en commun en général) ; l’agitation contre les huissiers, contre l’OTAN et sa présence à Bruxelles, contre les institutions européennes et les eurocrates ; ou encore la lutte contre la construction d’une maxi-prison à Bruxelles…

Où-en sommes nous ?

Si on peut se triturer les neurones pour analyser les manœuvres répressives de l’État, cela nous intéresse davantage de continuer à porter notre attention sur ce que nous pensons, ce que nous voulons et comptons faire pour critiquer ce monde de marchandises et de pouvoir, pour encourager la remise en question et le refus, pour diffuser la révolte contre tout ce qui nous opprime. En effet, au long de ces années, des luttes ont vu le jour, même si elles ont souvent été menées dans des conditions pas nécessairement très favorables et entourées par les marasmes de la résignation. Des idées corrosives ont été diffusées, discutées et partagées, des centaines d’actions, d’attaques et de sabotages – de toute forme, mais toujours hostile au pouvoir – ont parsemé des parcours de lutte et de révoltes. Des complicités ont été nouées, des solidarités se sont exprimées, des affinités se sont approfondies et à quelques reprises, on a pu voir le béton de l’oppression et de la soumission se fissurer.

Il va de soi que l’approfondissement et l’affûtage des idées anarchistes dans ces contrées n’ont pas échappé à l’attention des chiens de garde. La critique de la fixation quantitative et du fétichisme de l’organisation formelle, le refus de toute médiation et de toute représentation politique ont contribué à faire naître des espaces informels, affinitaires et autonomes, où les idées cherchent à aller main dans la main avec la pratique et l’offensive. C’est ainsi que des compagnons ont commencé à frayer, chacun et chacune, leur propre chemin pour affronter la domination, combattant les logiques politiciennes, refusant la paralysie de l’attente et armant leurs cerveaux et leurs mains pour détruire ce qui est juste intolérable. C’est la liaison passionnelle et individuelle entre idées et volontés, entre désirs et critiques qui les pousse à agir pour frapper les structures et les hommes de la domination au moment et de la manière qui leur semblent justes et opportuns, prônant en même temps le sabotage et l’attaque comme des moyens à la portée de toutes et de tous qui veulent se battre pour la liberté. Parfois ces compagnons ont rencontré, dans les rues ou dans des révoltes partagées, d’autres rebelles, d’autres réfractaires qui se battent à leur manière contre ce qui les opprime. Si le pouvoir pourrait bien avoir peur de quelque chose, c’est sans doute de la possibilité d’une contamination toujours plus vaste, d’idées et de pratiques ; de la reconnaissance réciproque entre rebelles et révoltés ; de la rencontre entre les différentes rébellions (dans les prisons, dans les quartiers, dans les camps de travail, dans les centres fermés, dans les camps d’éducation, dans les camps de récréation,…) qui perturbent encore de temps en temps le cauchemar d’une vie passée à bosser, consommer, subir et dormir.

Où en-sont eux ?

Il serait absurde de ne pas replacer les pressions contre les anarchistes et les antiautoritaires, contre leurs idées et leurs agitations, dans un cadre plus vaste. Si on se penche sur l’exemple de Bruxelles, capitale de l’Union européenne et carrefour de relations internationales, on voit clairement comment l’État et le capital sont en train d’intensifier leurs efforts et mettre le paquet pour perpétuer les rapports sociaux d’exploitation et d’oppression en adaptant l’environnement aux besoins du capital et du pouvoir, transformant la ville en prison à ciel ouvert pour contenir les révoltes et le dégoût d’une vie de galère. Les projets de construction de la plus grande taule de Belgique sur le territoire bruxellois ou du siège de l’OTAN, les extensions de la vidéo-surveillance et du tissu répressif (nouveaux commissariats, plus d’uniformes de toute sorte dans la rue, militarisation des transports en commun, opérations coups de poings dans les quartiers pauvres) vont main dans la main avec une politique réfléchie et planifiée d’enclavement ou de gentrification des quartiers populaires, de réaménagement de la ville à coups de grands projets immobiliers et commerciaux, d’extension de la zone européenne et des services pour eurocrates, diplomates et capitalistes, de construction de nouveaux axes de transport comme le RER afin d’huiler la circulation de la marchandise et de l’homme-marchandise. Il ne serait pas exagérer de parler d’une intensification de la guerre que mène le pouvoir depuis toujours contre les basses couches de la population.

Malgré son arrogance, le pouvoir se rend bien compte que tout cela comporte aussi des risques de tensions et de révoltes, voire d’explosions incontrôlables comme on a pu les voir dans d’autres pays ces dernières années. Malgré toute la propagande étatique et la drogue marchande, malgré l’intoxication technologique et l’abrutissement rampant, le spectre de l’insurrection n’est plus simplement une vieille chose appartenant à un passé révolu, il pointe à nouveau timidement son nez dans les cœurs et les cerveaux de ceux qui sont las de subir. C’est bien pour cela que l’État cible ceux qui parlent d’insurrection, ici comme ailleurs, et qui s’obstinent à penser et à agir à la première personne pour saper l’édifice pourri de la société autoritaire. C’est bien pour cela que l’Etat cherche à réduire au silence ceux qui parlent de révolte et de liberté, de solidarité et de révolution, c’est pour cela que l’Etat pourrait considérer utile de mettre à l’écart quelques révoltés, d’un côté pour limiter leur capacités de nuire en mots et en actes, de l’autre pour effrayer aussi tous les autres.

Jamais innocents

Face à ces coups de pression, nos pensées s’envolent immédiatement vers les nombreux compagnons ailleurs dans le monde qui se trouvent derrière les barreaux, aux révoltés assassinés par le pouvoir, aux rebelles qui affrontent au quotidien le monstre étatique et capitaliste, aux réfractaires des règles de cette société pourrie qui restent debout, dans les cachots des geôles comme dans les couloirs des villes-prison. Cela nous aide à comprendre que jamais il ne pourra y avoir d’entente ou de trêve entre ceux qui se battent contre la réduction de nos vies à celles d’esclaves de la marchandise, de l’autorité, du travail, des bagnes et ceux qui sont au pouvoir aidés de tous leurs défenseurs. En ce sens-là, nous ne pourrons jamais être innocents.

Si la menace de la prison est à affronter, il s’agit également de rejeter obstinément les sollicitations du pouvoir, même et voire de façon encore plus déterminée, quand nos luttes et idées attirent l’attention malveillante des défenseurs de l’ordre. Pour nous, affronter la répression fait partie de nos révoltes et de nos luttes et nous savons que le compromis ou l’acceptation (fût-elle temporaire ou circonstancielle) des médiations ou des pragmatismes politiques neutraliseraient la charge subversive de nos idées et de nos pratiques. Il ne s’agit pas là d’une attitude de sacrifice ou de martyre, mais d’une recherche de cohérence entre la pensée et les actes à laquelle personne ne saurait nous faire renoncer.

Comme le disaient récemment des compagnons uruguayens confrontés à la répression ces derniers temps dans un texte, les défenseurs de l’ordre sont toujours à la recherche d’eux-mêmes. Là où il y a tension subversive, affinité, solidarité, individualité, ils cherchent organisation structurée, hiérarchies, chefs et stratégies politiques. Là où il y a sabotage et refus, violence révolutionnaire et révoltes enragés, auto-organisation et initiative individuelle, ils parlent de terrorisme, de menaces à contenir et d’association de malfaiteurs, tandis qu’en vérité, ce sont eux qui terrorisent les exploités et les opprimés, ce sont eux qui menacent les gens au quotidien pour les forcer à rester dans le rang, ce sont eux qui sacrifient tant de vies sur l’autel du profit et du pouvoir. Au fond, ils sont incapables de comprendre quoi que ce soit des idées antiautoritaires, car pour comprendre les pensées et les désirs de quelqu’un, il faut au moins les avoir effleurés, ressentis ou imaginés soi-même. Comme leur horizon n’est que pouvoir, loi et autorité, ils seront toujours à peu près aveugles dans les contrées de l’anarchie et de la subversion. Face aux refus des compagnons de collaborer de quelque manière que ce soit à leur œuvre répressive, face à l’attitude de mépris envers ceux qui protègent l’ordre établi, les chiens de garde restent en effet bien seuls dans leur univers répressif. Cela ne les empêche certainement pas de réaliser quelques coups, mais ils devront marcher à tâtons dans des contrées hostiles où personne ne cherchera à communiquer avec eux, tandis que le dialogue sera ouvert avec les révoltes et les potentiels complices dans la bataille contre toute autorité.

On ne lâchera rien

Si les coups de pression peuvent aussi amener leur lot de découragements ou de craintes, nous souhaiterions plutôt tendre vers une affirmation de nos idées et de nos pratiques. Nous sommes là et on ne lâchera rien. Si nous restons muets face au pouvoir, nous adressons par contre quelques mots d’encouragement et de solidarité à tous les compagnons et révoltés. Restons sur la voie du conflit, persistons dans notre choix pour la révolte et l’attaque, continuons à arracher le masque de chimère de la paix sociale. Si le pouvoir compte transformer tout en cimetière social, on continuera à brûler dans l’ombre des rapports aliénés et autoritaires, à se griser en perturbant la monotonie que le pouvoir voudrait imposer, à répandre le virus de la révolte et la volonté de vivre dans ce monde mortifère.

Entre s’écraser devant le pouvoir ou succomber au cannibalisme social et lutter à corps perdu pour ce qui enflamme nos cœurs, il n’y a pas de doute sur les chemins que nous continuerons à parcourir.

Des individualités anarchistes
Bruxelles, octobre 2013

Ils cherchent des mouchards, ils ne trouveront que des mollards

Ces dernières semaines (juin 2011), plusieurs compagnons ont été approchés ou appelés par des types douteux qui leur proposaient sans détours de filer des informations sur le mouvement anarchiste et qui cherchaient à les faire chanter. Il n’est dès lors pas exclu que cela fasse déjà un bon moment que les chiens de garde de l’Etat cherchent à recruter des mouchards.

Nous n’avons jamais été dupes quant au fait que notre lutte contre toute autorité serait facile ; que nous ne rencontrerions pas d’obstacles répressifs sur nos chemins. Par ailleurs, nous n’avons jamais cru non plus que l’Etat se la jouait et se la jouerait fair-play. L’actuelle quête de mouchards, le sale chantage qu’ils emploient pour faire pressions sur des compagnons, les pauvres intrusions dans les maisons des compagnons pour y installer des appareils d’écoute et de vidéosurveillance cachés, les lâches tabassages de compagnons menottés dans les cellules des commissariats : voilà donc un chemin qu’ils sont en train d’explorer pour essayer de briser le mouvement des ennemis de toute autorité.

Ces pratiques sont à l’image des mécanismes qui traversent l’ensemble de la société. Du chantage salarial à la menace de la prison, de la mentalité -malheureusement trop répandue- de balance à la lutte des places pour gravir les barreaux de l’échelle sociale. Les actuelles tentatives d’intimidation sont donc à la hauteur de cette société que nous combattons, et elles ne provoquent qu’une seule chose chez nous : un profond raclement de gorge pour leur cracher à la gueule.

De tous temps et en tous lieux, les activités des anarchistes et des antiautoritaires, aussi modestes soient-elles, ont attiré l’attention malveillante de l’Etat, même en Belgique. Les possibilités que nos révoltes rencontrent celles des autres rebelles de cette société leur foutent les nerfs. La diffusion d’idées séditieuses et éprises de liberté dans un climat social toujours plus instable leur paraît chaque jour plus intolérable ; la multiplicité de l’action directe, de l’auto-organisation et des pratiques d’attaques incontrôlables et diffuses échappe à leur emprise pacificatrice. Alors ce n’est pas une coïncidence s’ils n’ont pas seulement recours à des lourdes peines de prison, mais qu’ils essayent aussi de créer des fausses divisions et autres séparations (« les bons » et « les méchants » ; les « coupables » et les « innocents ») pour tenter de restreindre la diversité et la richesse des pratiques et des angles d’attaque et couper les liens de solidarité et de complicité.

On ne le répétera jamais assez : soutenons-nous les uns les autres via une attitude d’insoumission totale et de non-collaboration face à la justice, à ses limiers et à ses amis-journaleux. Il n’y a rien à leur dire, il n’y a rien à discuter avec eux. Ils sont passés maîtres dans l’art d’utiliser et d’abuser tout ce que tu dis à des fins répressives. Il est important de faire gaffe à ce que personne ne se retrouve seul face à une horde de ces chiens de garde, face à d’éventuels chantages et menaces, face à l’intimidation judiciaire. Continuer à prendre nous-mêmes l’initiative ; continuer à déterminer nous-mêmes ce dont nous voulons discuter et comment nous voulons lutter, aussi en des périodes de menace répressive plus intense, est la réponse la plus forte que nous puissions donner. Il n’y a pas à rechercher ou à accepter le dialogue avec le Pouvoir et ses sbires ; le mutisme des rebelles face au pouvoir et le fait de maintenir ouvert ou conquérir l’espace de discussion libre avec d’autres révoltés et mécontents sont certainement des lignes de défense très fortes.

En aucun cas, nous ne devrions perdre le nord à la vue des manœuvres répressives. Ces manœuvres étaient de toute façon déjà en cours. Que ce soit contre des antiautoritaires ou contre d’autres rebelles (n’oublions pas par exemple ces réfractaires du système qui se retrouvent déjà derrière les barreaux, voire en isolement). Et ces manœuvres existeront aussi longtemps que l’Etat restera debout. Notre attention devrait continuer à aller vers ce qui nous préoccupe vraiment : répandre les idées anarchistes et antiautoritaires, soutenir et développer des expériences d’auto-organisation et d’action directe, jeter de l’huile sur le feu des troubles sociaux – chacun.e à sa manière et selon sa propre cohérence antiautoritaire. Voilà pourquoi nous sommes des rebelles, des anarchistes, des insoumis à toute autorité ; voilà pourquoi nous serons toujours sur le pied de guerre avec cette société, ses institutions, ses représentants, ses protecteurs.

Aucune collaboration avec la Justice et le Pouvoir ! Aucun dialogue avec les chiens de garde de cette société putride ! Pour la révolte, la solidarité et l’anarchie !

Juin 2011,
Des ennemis de toute autorité.

 

Rappel à l’ordre. Sur la certitude et l’incertitude, la répression et la lutte pour la liberté

Certitude

Celui qui force son propre chemin, qui se libère de la cage, doit bien rapidement affronter une série de doigts accusateurs. Car tu peux être rebelle, mais pas trop. Tu peux faire les choses un peu différemment, mais sans excès. Tu peux construire tes propres pensées, mais elles doivent encore bien rentrer dans le cadre. Tu peux lutter, mais pas de façon trop offensive. Tu peux t’engager pour une « bonne cause », mais se battre passionnément pour un autre monde est hautement suspect.

Il faut avoir de la confiance en soi, du courage, mais surtout de la volonté d’indépendance pour conquérir ton chemin individuel dans une société qui signale que c’est toujours mieux de faire comme il sied afin de préserver l’hypocrisie de la paix sociale. Mais il ne s’agit pas ici de ces héros sans peurs de la télévision, qui depuis leur naissance ont reçu l’héroïcité, comme si elle était un privilège. Ce dont il s’agit ici, c’est le chemin que tu parcoures. Dépasser ses propres peurs, entrer en combat avec les milliers de moralismes autour de toi, sans parler encore du diktat de la nécessité économique et l’obligation de travailler. C’est sur le parcours de rébellion et de révolte que croît la confiance en toi, ton courage, ta volonté d’indépendance. Tout comme dans la conquête de liberté, la grande partie de la joie n’est pas dans les « résultats effectifs », mais dans le sentiment d’être sur la bonne route, que les sentiments, pensées et agissements correspondent… A chaque pas, la confiance en soi croît, la conviction qu’il est possible de forger son propre chemin, de passer à l’attaque, d’aller à contre courant de cette société. Tu acquières alors la confiance dans le fait que ça ne demande pas tant de courage, qu’il n’est pas aussi difficile de se révolter, qu’il est surtout enrichissant. Que c’est un défi de choisir de refuser la certitude qu’un autre ou la société t’offres et de choisir par contre pour ta propre cohérence.

Car il faut mieux se méfier de quelqu’un qui t’offres une série de certitudes. Ça me semble tout simplement un réflexe sain. Celui qui te dit : fait comme je te le dis, pense comme moi et sens ce que je te fais sentir et tout ira bien, il faut mieux l’éviter comme la peste. Le pouvoir fera toujours miroiter que si tu fais comme ci ou comme ça, tout ira pour le mieux, que tu auras droit à la certitude dans la vie. Offrir de la certitude est son arme, offrir quelque chose qui se trouve hors de toi-même et à laquelle tu peux t’agripper. En même temps, il défonce jour après jour le développement de ton confiance propre. Il y a une différence fondamentale entre être sûr de ce que tu penses, fais, désires, veux et te sentir sûr quand tu penses, fais, etc. ce que la société demande de toi.

Des figures autoritaires veulent toujours que toute le monde et tout se ressemble, notamment à l’image qu’ils veulent faire dominer. En temps d’incertitude, les tendances autoritaires montent toujours à la surface. En temps de crises, par exemple le nationalisme ou d’autres sortes de fois très normatives, peuvent prospérer. Celui qui se laisse absorber comme élément dans l’ensemble, peut de nouveau se sentir sûr, protégé par quelque chose qui est simplement hors de lui-même (par exemple, un peuple ou une communauté). Il n’a plus besoin de réfléchir, il peut simplement suivre et croire que tout ira probablement pour le mieux. Et ça arrange alors bien le pouvoir, car celui qui cesse de réfléchir, est plus facile à exploiter.

Quand une lutte est en train de croître, on peut être confronté à un problème qui est très différent, mais montre quand-même quelque chose de semblable. Quand une lutte croît, toujours plus de gens y adhèrent. Etre nombreux offre un faux sentiment de certitude et de légitimation normative qui dépasse la confiance en soi. En plus, il donne le faux sentiment de sens, car pourquoi ça n’aurait du sens de se révolter que quand on est nombreux ?[1] Et si ensuite on se retrouve à moins, redevient-il alors insensé de lutter ? Quand une lutte a passée son apogée, il n’est pas surprenant que tout éclate. Tout le monde se repose de nouveau les questions  individuellement et regarde dans le miroir. En fait, qu’est-ce que je veux ? Si s’ajoute à cela une menace répressive, ces questions deviennent encore plus profondes. On se retrouver là devant des choix qui ne sont plus « facultatifs », mais qui exigent des efforts et de la responsabilité.

 

 

Incertitude

 

Si je parle d’incertitude, je veux dire d’un côté le sentiment que tu ne peux rien faire, que tu es bête, que tu ne sais plus ce que tu veux, que tu ne comprends plus tes désirs,… Ce sentiment à l’origine de multiples peurs, le sentiment qui te dit qu’il faut mieux ne plus essayer du tout par peur de ne pas réussir. On oublie que c’est le chemin même, dans l’essayer et l’essayer autre chose, qui contient bien la moitié du plaisir. Un résultat donne le sentiment de satisfaction que nous ne taxerons pas de moralement répréhensible, mais ceci est lié avec le plaisir de comment on y est arrivé. Si le résultat est obtenu sans aucun plaisir, la satisfaction repose uniquement sur le sentiment d’être libéré d’une charge et d’appréciation sociale. La confiance en soi que cela peut produire, est fausse, car elle ne provient pas de sa propre cohérence, de ses propres choix. Quelqu’un qui exerce du pouvoir sur toi, fera toujours en sorte de te faire sentir incertain à propos de tes choix et de ton chemin. Par accusations et punitions, prêches morales, chantages et pressions, il tentera de te remettre le collier. Car faire douter quelqu’un et le plonger dans l’incertitude, est le meilleur moyen pour le dominer, pour lui faire avaler une foi et de lui faire accepter les commandements qui vont avec.

De l’autre côté, je parle du sentiment de ne pas savoir ce que l’avenir amènera, même sur ce qui va se passer demain. C’est une sorte de menace suspendue sur la vie. L’incertitude est facilitée par des menaces. Si tu es dépendant d’un tyran, il faut mieux ne pas broncher, car qui sait ce qui pourrait t’arriver. Tu peux remplir ta tête avec des calculs comment mieux t’y prendre afin d’éviter que le maître ne se fâche, finissant quasiment dans la paralysie. Les menaces ne servent qu’un but : la coopération. Si tu te retrouves au comico, tu peux t’attendre à des menaces. On y joue avec les sentiments, on veut te faire sentir tellement petit que tu feras ce qu’ils désirent de toi. Que penses tu des gens qui doivent s’aplatir pour obtenir des papiers, tout simplement parce que la menace de déportation est suspendue au-dessus de leurs têtes ?

Aujourd’hui, nous vivons des temps incertains. Des temps où les visions du monde dominantes vacillent à échelle planétaire, où l’avenir n’est pas clair. L’illusion d’une vie où on nous arrange tout à condition de participer, est brisée en mille morceaux. Même celui qui a bossé sagement pendant des années, n’est plus sûr d’un avenir tranquille. A part les désastres économiques, il y a encore les désastres nucléaires, l’échauffement de la terre et toutes les catastrophes qu’il provoque. Ce sentiment d’incertitude est facile à exploiter, un sol fertile pour le Nouvel Ordre. Dans l’histoire, l’appel pour une main forte, un leader puissant avec des idées claires et un programme efficace, quelqu’un qui peut amener de la stabilité et de la certitude, a déjà retenti à de nombreuses reprises. S’il n’y a plus personne pour te dire ce qu’il faut faire pour en faire partie, ce qu’il faut faire pour réussir dans la vie, il y a pas mal de personnes qui ne savent plus où aller. En temps de crises, nombre de personnes recherchent une nouvelle vision du monde pour s’agripper, un nouveau sauveur à suivre. Ils veulent la tranquillité, pas cette tranquillité que provoque le sentiment de satisfaction, mais la tranquillité qui signifie de ne plus devoir réfléchir, de ne plus devoir chercher, de voir sa vie réglée et arrangé dans une société.

Le sentiment d’incertitude à propos de l’avenir peut produire une attitude défaitiste, amener à baisser les épaules. L’incertitude qu’on ressent maintenant, est projetée dans l’avenir et ainsi on tend à oublier que la confiance en soi et le sentiment de satisfaction par rapport à sa propre vie peuvent uniquement être trouvés dans le fait de tracer offensivement son propre chemin. Si nous savons ce que nous voulons, nous avons déjà à moitié gagné. Les temps de crises t’obligent à repenser les choses, les lignes sont démarquées plus vivement. Il faut choisir quel chemin prendre, quoi laisser derrière, qu’est-ce que tu emportes. L’incertitude qui vient avec des crises, provoque le réflexe de choisir pour le sol stable : une relation à laquelle s’agripper, un toit fixe au-dessus de ta tête, un boulot fixe avec un revenu garanti,… Une crise fait peur, et demande du courage, de la volonté et de la persévérance. Il est possible de sortir renforcé d’une crise, sans retourner vers les cages que tu as laissé derrière toi dans « tes années rebelles ». Parce que les questions en temps de crise sont posées dans des termes très clairs, et t’offrent donc aussi l’occasion d’y réfléchir très clairement.

 

Mais ça ne doit pas être tout négatif. Quoiqu’il soit évidemment impossible de faire de la divination et de prédire l’avenir, on peut bien formuler des hypothèses qui nous aiderons à décider sur quels terrains mener des combats dans les temps qui viennent. C’est que l’avenir provient du présent et ceux qui prétendent que la réalité est trop difficile à comprendre, répètent le discours du pouvoir. Ils veulent uniquement nous retenir de réfléchir, nous faire accepter notre esclavage où le maître dira ce qu’il nous faut penser et faire. Il est certes vrai que les visions du monde vacillantes et la crise économique renforcent l’appel aux leaders forts, mais en même temps, partout dans le monde, une bataille sociale se déroule. De luttes d’exploités en Chine, d’opprimés au Yémen, d’enragés en Grèce. Une situation de chaos au niveau des idées et légitimités dominantes, tout comme le chaos au niveau des pratiques offensives, est intéressante pour nous. Par la suite, on ne peut qu’espérer que ceux qui ont pris goût à la révolte, ne voudront plus jamais l’échanger pour la faute de goût de la vie prévisible, pour l’amertume de l’exploitation, pour la faim douloureuse et désespérée de la soumission. En Libye, des nouveaux tyrans ont accédé au pouvoir, mais un slogan de là-bas, « Nous ne retournerons pas au contrôle. Nous nous sommes libérés. Nous avons libéré notre pays. », nous dit que la lutte n’est pas finie, tout comme la flamme du soulèvement est loin d’être éteinte en Egypte ou en Tunisie, en Syrie ou au Bahreïn.

Certitude, incertitude, répression, lutte pour la liberté.

 

La crise que provoque la répression dans une lutte, amène bien des incertitudes. On remet beaucoup en question. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Est-ce bien ce que je veux? Qu’est-ce que je veux? Est-ce que ça vaut la peine? On sort les doigts accusateurs. La responsabilité pour sa propre vie est bien des fois rejetée sur d’autres. Nous avons beaucoup à y apprendre. Par exemple que l’enthousiasme et une dynamique sont nécessaires, mais pas suffisants. Qu’on a autant besoin d’autonomie, d’auto-organisation, de liens affinitaires. Ce sont nos seules garanties pour une lutte sans chefs, une lutte où chacun prend sa propre responsabilité.

Des liens affinitaires entre compagnons demandent beaucoup d’efforts, car il s’agit de relations de réciprocité. Ils sont à des kilomètres de distance des relations entre leaders et suiveurs. Ce sont des relations que tu ne peux pas consommer, où il faut toi-même mettre quelque chose en jeu, des relations où tu ne peux pas t’attendre à ce que tout vienne vers toi sans devoir faire d’efforts. Les relations affinitaires sont les éléments constructifs d’une lutte sans chefs, une lutte pour laquelle tu ne peux pas t’acheter une carte de membre, à laquelle tu ne peux pas adhérer passivement. Et c’est la même exigence qu’une société sans chefs : que les gens n’attendent pas une organisation, mais s’organiser eux-mêmes. Où les gens n’attendent pas jusqu’à ce que quelqu’un leur dise quoi faire, mais font leurs propres pas. Les anarchistes sont convaincus que la façon dont nous luttons doit déjà contenir les germes de la société future. On ne peut pas mener une lutte pour la liberté sans subvertir les rôles sociaux de la société actuelle.[2]

La répression montre du doigt accusateur et menace de punir et si tu ne fais pas gaffe, tu tombes dans le piège et tu te sentiras coupable des actes, désirs et idées les plus beaux et épris de liberté. Le pouvoir sème toujours l’incertitude à propos de soi-même, et cherche à empêcher que tu continues à te battre pour ce que tu veux, que tu continues à mettre des bâtons dans ses roues. Si tout simplement tu refuses de travailler, une armée de mesures répressives et de moralismes accusateurs est prête à te tomber dessus. Tout ce que dévie de la norme, tout ce qui est encore quelque peu libre ou incontrôlable, doit être défini et classifié comme indésirable. Et quand tu cèdes à l’incertitude, elle ne cesse de croître, et toutes les peurs et moralismes que tu avais vaincus, semblent de nouveau faits d’acier. Quand nous entamons une lutte, on doit se rendre compte que nous ne sommes pas libres dans ce monde, et que le combat pour la liberté se heurtera toujours aux barreaux de la société. Mais où est-ce que nous pouvons trouver les instruments indispensables à vaincre aussi cet obstacle ?

Si tu arrêtes de passer à l’offensive, si tu te caches, tu peux penser être sûr que rien ne t’arrivera. Tout comme si tu vas travailler afin de t’assurer une pension, une maison tranquille,… une vie sans risques, une vie sûre où tu ne repousses pas tes bornes, mais où tu les rapproche. Cette attitude ne diffère en rien de l’attitude de la fiancée donnée en mariage qui s’insurge, mais qui, à la fin, se résigne aux lois de son homme tyrannique et qui dépérit son désir de liberté, qui s’efface elle-même.

Notre seule certitude est la certitude que nous vivons notre propre révolte, que nous sommes sur nos arçons à nous, que nous donnons forme à nos propres pensées et pratiques. Notre certitude est que nous avons librement choisi nos liens, et que nous pouvons les défaire librement. Elle consiste à ce que nous avons fait, ce que nous avons voulu faire et que nous tentons toujours de faire, à savoir de faire correspondre les moyens de notre lutte avec ses buts. Que nous avons nos propres convictions et osons vivre selon elles. Que nous vivons avec les difficultés, mais surtout avec une joie profonde de nos choix offensifs.

 

phénix

2013

 


[1]              Par ceci, je ne veux pas du tout dire que lutter à nombreux est par essence mauvais. Etre nombreux ne veut pas forcément dire former une masse. Si nous sommes persuadés que l’individu est capable de développer sa propre autonomie, et nous en sommes convaincus car c’est bien le chemin que nous avons choisi nous-mêmes, on peut continuer à faire des tentatives de faire croître une lutte d’individus autonomes ayant pour but la destruction de toute autorité.

[2]              Il s’agit là par exemple du refus de la politique, le refus de la délégation et de la représentation.