Sous la menace

PDF. Sous_la_menace

Notes sur quelques évolutions répressives sur le terrain de la guerre sociale
Il y a un an…

La directive anti-terroriste émanant de l’Union Européenne afin d’être implémentée dans les lois des pays-membres date déjà de 2003. Elle est produite dans la foulée des mesures anti-terroristes et du début de la « war on terror » suite aux attentats du 11 septembre 2001. À l’époque, les législateurs l’ont présenté comme une sorte de version light du Patriot Act des États-Unis. Mais il n’en fût évidemment pas ainsi. Entre temps, tous les pays de l’Union Européenne l’ont adopté (à l’exception des pays qui disposaient déjà de lois plus dures en matière de terrorisme, comme l’Espagne). Et l’État belge comptait parmi les premiers. Au fur et à mesure des années et après de nombreuses tentatives (plutôt infructueuses) de l’utiliser contre des communistes turques et des communistes kurdes notamment, la loi fera l’objet de nombreuses adaptations, avec pour résultat d’affiner toujours plus la définition du « terrorisme ». Il est devenu inutile d’encore consacrer beaucoup de mots à cette définition : elle peut potentiellement concerner toute expression, tout acte ou toute pensée qui critique l’État. C’est aussi simple que ça. Et en cela, cette loi n’est certes pas nouvelle. Les États se sont toujours équipés d’un vaste outillage juridique pour combattre la subversion, et si besoin il y a, on y rajoute des décrets d’exception, des manœuvres des services secrets, la « guerre sale » d’extermination.
L’intérêt d’implémenter un outillage légal spécifique contre la subversion est évidemment l’octroi de davantage de moyens aux enquêteurs et services de sécurité et une augmentation considérable des peines. Un délit commis dans le cadre d’une « participation à des activités terroristes » est plus lourdement puni que ce même délit commis dans un autre cadre. De nouveau, il n’y a pas de quoi s’étonner. L’État n’a jamais promis d’être aimable avec ses ennemis.
La dernière mise à jour de la loi anti-terroriste belge datant de 2010 est instructive à cet égard. Ont été rajoutés les délits terroristes « d’incitation à commettre des délits terroristes, oui ou non suivi d’effet », « le recrutement avec but terroriste », « l’entraînement en vue de commettre des infractions terroristes ». Cela peut donc concerner toute proposition révolutionnaire, la mise à disposition ou l’étude de méthodes de lutte et d’attaque, la diffusion des idées subversives. Et c’est bel et bien le cas : au moins deux enquêtes avec de tels chefs d’inculpation visent aujourd’hui des anarchistes en Belgique.

L’année 2015 a été très productive aussi en matière de nouvelles mesures et de nouvelles lois. Faisons une rapide incursion sur ce terrain.
En janvier 2015, le gouvernement crée le « Conseil National de Sécurité », une sorte d’état-major de la lutte contre le terrorisme. Ce conseil réunit le premier ministre, le chef du centre de crise du ministère de l’Intérieur, de la Sûreté d’État, de la Police Fédérale, des Renseignements Militaires, du Parquet Fédéral et de l’OCAM. À noter que ces deux dernières instances ont été spécialement créées pour combattre le terrorisme. Le Parquet Fédéral cherche depuis des années à s’autonomiser le plus possible des juges d’instruction, pour s’octroyer petit-à-petit le droit d’appliquer toutes les mesures d’enquête et de surveillance possibles et imaginables à sa propre initiative. Il n’est rien d’autre que le bras de la Police Fédérale à l’intérieur de l’appareil judiciaire. L’OCAM a été créé en 2008 et fonctionne comme une sorte de carrefour entre tous les services qui ont à faire avec le terrorisme. C’est cet organe qui émet les fameux avis de « menace ». Mais pour ne pas perdre le fil : le Conseil National de Sécurité jouera dans les années d’après un rôle important dans le combat contre le terrorisme, la menace et la subversion, disposant d’une autonomie d’action et de prise de décision qu’aucun conseil, comité, organe n’avait eu auparavant. À noter encore qu’il a été instauré, quoi que préparé bien avant cela, dans la foulée des attentats contre Charlie Hebdo et un hypermarché casher à Paris.
Mais c’est en hiver 2015 que les choses s’accélèrent vraiment. Suite aux attentats de Paris de novembre 2015, le gouvernement annonce 18 nouvelles mesures, dont une partie a entre temps été approuvée et se trouve en voie d’implémentation. Il s’agit notamment de la prolongation de la détention judiciaire pour terrorisme de 24 à 72 heures (triplant le temps des enquêteurs pour tenir un suspect à l’écart de tout et de l’« interroger », à bon entendeur) ; l’extension des méthodes de recherche particulières (intrusions dans les domiciles, installations d’appareils d’écoute et de visionnage, infiltration,…) ; l’intégration du système de reconnaissance des plaques de véhicules sur l’ensemble des autoroutes et à l’entrée des villes ; la création d’une banque de données de voyageurs en avion, en bus et en train (« PNR ») ; la légalisation du déploiement permanent de 520 militaires dans la rue ; et la mise à l’étude de l’imposition d’un bracelet électronique à toutes les personnes fichées chez l’OCAM (il s’agit, selon leurs dires, d’environ 1000 personnes). Fin décembre, après quelques rectifications à la demande de la Commission pour la protection de la vie privée, le gouvernement crée une banque de données centrale de suspects de terrorisme, accessible à tous les services du terrain. Début janvier 2016, la proposition de la prolongation de la durée de détention judiciaire à 72h est élargie à toutes les accusations (et donc pas au seul « terrorisme ») et on décide d’offrir plus de garanties aux policiers enquêtant sur des « dossiers lourds » pour préserver l’anonymat. Enfin, fin janvier 2016, une proposition de loi est envoyée à la Chambre pour rendre punissable, toujours dans le cadre de la loi anti-terroriste, la « préparation d’un attentat » : l’observation d’une cible potentielle, l’étude de chemins de fuite, la recherche de caches, la recherche de cibles. Les peines, comme tout délit puni dans le cadre de l’anti-terrorisme, vont aller de 5 à 10 ans de prison. Cette proposition va de pair avec un changement dans la Constitution afin de créer la possibilité pour le gouvernement de décréter « l’état de siège », aussi en dehors des situations où cela était déjà possible (surtout guerre, invasion étrangère et insurrection).
Enfin, début février 2016, le gouvernement fédéral a présenté son « plan d’action contre le terrorisme, le radicalisme et l’extrémisme violent », ciblant les communes bruxelloises de Molenbeek, Saint-Gilles, Saint-Josse, Schaerbeek, Laeken, Anderlecht, Koekelberg et la ville flamande de Vilvorde. Dans l’immédiat, 300 policiers fédéraux iront renforcer les zones de police locales, les 50 premiers flics étant arrivés à Molenbeek le lendemain de l’annonce du plan. Sur le moyen terme, le plan prévoit le recrutement de 1000 policiers supplémentaires pour la Police Fédérale, renforts qui seront principalement dédiés à la lutte contre le radicalisme. La Sûreté d’État peut embaucher 100 personnes supplémentaires (à l’heure actuelle, elle dit disposer d’environs 700 employés). Des fonds supplémentaires aussi pour la Justice. La cible principale du plan contre le terrorisme – on ne l’invente pas –, c’est… le travail au noir, les faux papiers, le trafic d’armes, la « fraude sociale », l’économie illégale. Une nouvelle cellule d’inspection sera créée à cette fin afin de réaliser des contrôles éclairs dans les communes concernées. Enfin, le plan prévoit l’interconnexion et l’intégration de tous les réseaux de vidéosurveillance dans une seule plateforme accessible à la Police Fédérale, ainsi que la légalisation et la multiplication des caméras mobiles de reconnaissance de plaques d’immatriculation, montées sur le toit des voitures de police.

Dans la ligne de mire

« Je vais nettoyer Molenbeek et éradiquer les problèmes. Nous sommes en guerre. »
Jan Jambon, ministre de l’intérieur,
14 novembre 2015

Les premières cibles de la répression étatique sont toujours les basses couches de la population, les « classes dangereuses », les pauvres et les exclus, bref, les prolétaires. Il n’en est pas autrement maintenant que l’État prétend que la menace la plus importante est le jihadisme, plutôt que les courants révolutionnaires. Attention, on a bien dit « prétend », car les écrans de fumée de propagande ne devraient pas nous faire oublier que c’est toujours (aussi) la subversion qui est visée, la subversion qui cherche à secouer les chaînes de l’exploitation capitaliste et de l’oppression étatique. On aura du mal à qualifier les jihadistes de « subversifs » (d’autant qu’en parler en termes généraux est difficile, voire impossible), mais ce courant contre-révolutionnaire réussit aujourd’hui à embrigader nombre de prolétaires enragés. Cela fait qu’on ne peut pas les considérer comme totalement étrangers, ni coupés de la conflictualité sociale générale. Que leur projet soit oppressif et autoritaire, que leurs méthodes de combat soient généralement aussi dégueulasses que celles des États, que leurs cibles premières dans les soulèvements où ils se retrouvent face à des poussées révolutionnaires (comme en Libye, en Égypte ou en Syrie) soient justement les subversifs et les révolutionnaires, n’enlève pas que pour nous, anarchistes et révolutionnaires, les islamistes cherchent à établir leur hégémonie sur le terrain de la guerre sociale entre oppresseurs et opprimés. Et c’est en cela qu’ils sont nos ennemis mortels. Pour l’État, ce n’est pas un ennemi mortel. Une entente entre des États et des groupes islamistes a été possible dans le passé et le sera aussi dans le futur. Le parallèle avec les staliniens et consorts ne serait pas trop difficile à faire.
Dans la foulée des nouvelles mesures du gouvernement, sa cible de toujours n’est pas absente. Ainsi, le gouvernement annonçait des contrôles maison par maison dans la commune de Molenbeek (élargis ensuite à tous les quartiers pauvres de Bruxelles), qui se sont transformés après l’annonce du plan fédéral en février 2016 en contrôles « technologiques » : vérification de la consommation d’énergie afin de déterminer le nombre d’habitants et de passer à un contrôle au domicile s’il y a des soupçons. Il expliquait le lien entre « terrorisme » et « délinquance », deux mondes qui se croiseraient et s’entre-aideraient (sans doute possible, mais n’oublions pas non plus que l’État s’est souvent servi d’une frange du banditisme pour combattre la subversion quand il s’agissait de faire des sales boulots, et qu’il se sert toujours de la gestion de la délinquance afin de mieux prévenir ou contrôler toute excursion vers la révolte), en nous annonçant une série de « plans d’action » contre le trafic d’armes, le trafic de stupéfiants, les milieux de braqueurs et de voleurs, … C’est en France que l’État a été le plus clair dans une telle démarche : plus de 3000 perquisitions administratives (rendues légales par « l’état d’urgence »), ciblant presque toujours des personnes connues pour des faits de délinquance. Et ensuite, c’est bien évidemment le tour de cette autre franche prolétaire, cible préférée des États : les sans-papiers et les réfugiés. Renforcement des contrôles aux frontières de la Belgique et de l’Union Européenne, création de gigantesques camps de concentration (laconiquement appelés « hot spots »), expulsion de la jungle de Calais, installation de barbelés aux frontières de différents pays européens, militarisation de la politique du « push back » dans la Méditerranée, expulsions collectives…
Il n’a pas fallu attendre trop longtemps non plus après les attentats de Paris pour que « la menace » soit élargi bien au-delà du jihadisme. A travers la presse, la Sûreté d’État belge met en garde contre « l’anarchisme violent » qui multiplie les sabotages et les attaques contre les structures de la domination sur le sol belge. Lors des débats hystériques au parlement concernant le terrorisme, certains parlementaires ainsi que les ministres des Affaires Intérieures et de la Justice rappellent qu’il y a aussi « ces anarchistes menaçant la sécurité de l’appareil étatique ». Et dans les coulisses  de la magistrature belge, on prépare un premier procès pour « organisation terroriste » contre une dizaines d’anarchistes et anti-antiautoritaires.
Enfin, le renforcement sécuritaire qui devait forcément accompagner la restructuration économique et politique en cours afin de couper court à toute poussée insurrectionnelle se retrouve aujourd’hui accéléré à cause de la « menace terroriste » et de quelques attentats jihadistes sur le sol européen. Ces attentats sont plutôt « faibles », si on peut s’exprimer ainsi, comparés à des époques où l’Europe a connue une vague d’importante subversion, aussi armée comme dans les années 70 ou 80. Une vague à l’intérieur où dans la foulée sont intervenus aussi de nombreux groupes et services contre-révolutionnaires se distinguant par des attentats indiscriminés contre des trains, des restaurants, des bars, des métros ou des avions. Mais la comparaison semble devenue impossible. Les décennies d’effacement de la mémoire historique, l’annulation des concepts de « passé » et d’« avenir » au profit d’un présent éternel et totalitaire, la destruction de la capacité critique de l’homme à travers, entre autre, l’implémentation massive de la technologie et d’une vision totalitaire du monde qu’elle exprime, nous livrent pieds et poings liés à la gestion toujours plus militarisée et totalitaire des rapports sociaux.
Cette accélération dans le renforcement de la capacité répressive ne s’exprime pas seulement dans l’outillage élargi de l’anti-terrorisme, mais aussi dans de vastes programmes de contrôle quasi total sur les mouvements de personnes et les relations interindividuelles, de construction de nouvelles prisons et de centres de détention un peu partout, de la transformation des métropoles en prisons à ciel ouvert. Ainsi se dessinent, toujours plus rapidement, les futurs terrains de la guerre sociale.

Le réseau de contrôle

« Si nous soulignons cette évolution, ce n’est pas par simple curiosité et envie de comprendre pourquoi la conflictualité sociale ne suit plus aujourd’hui l’ancien schéma bien ordonné de la lutte de classe entre prolétariat et bourgeoisie, deux blocs bien identifiables se disputant autour d’une forteresse, mais plutôt pour découvrir des axes d’intervention, des points où il est possible d’attaquer l’exploitation, et donc la reproduction sociale. Selon nous, ces axes se trouvent entre autres dans les infrastructures dont l’économie et le pouvoir dépendent. Cette infrastructure décentralisée et hautement complexifiée a rendu possibles les nouvelles formes d’exploitation (il suffit de penser à la nécessité actuelle d’être joignable à tout moment par portable dans la logique de la flexibilisation du travail), et c’est donc là que l’exploitation d’aujourd’hui peut être attaquée. Les câbles de fibres optiques, les réseaux de transport, l’alimentation énergétique, les infrastructures de communication comme les relais de portables : voilà tout un champ d’intervention qui est par nature incontrôlable, où il n’y a plus aucun centre à conquérir ou position à tenir, où la décentralisation implique par la logique des choses une organisation décentralisée, informelle, en petits groupes, de l’attaque. »
Quelques sapeurs de l’édifice social

Pas question de s’indigner du serrage de vis en matière de lois répressives. Ne serait-ce que parce que le réseau de contrôle dont dispose la domination va bien au-delà du code pénal, un réseau en plein développement. Décortiquons quelques axes principaux de ce réseau.

Contrôle sur le mouvement des personnes

Aujourd’hui, en Europe, il est devenu non pas impossible, mais certes compliqué et difficile, d’encore se déplacer sans laisser de traces sur son passage. Les axes de transports sont invariablement mis sous surveillance accrue, celle-ci rendue possible et surtout exploitable par les technologies modernes. Un logiciel qui peut reconnaître le visage d’un suspect sur des milliers d’heures de vidéo des caméras de surveillance est bien autre chose qu’un humain qui doit les visionner heure après heure en espérant découvrir sur l’écran le suspect en question. Les axes de transports sont en effet des vecteurs du contrôle. De l’achat d’un billet (toujours plus rare de pouvoir l’acheter en liquide, de ne pas fournir des données personnelles, de ne pas avoir besoin du traceur intégré dans l’homme moderne – le smartphone), au passage dans les gares et les arrêts, jusqu’au moyen de transport même, presque toujours équipé de vidéosurveillance. Il en va de même pour les déplacements par voiture. À l’entrée des villes et aux frontières, des scanners de plaques avertissent les forces de l’ordre de l’arrivée d’une personne suspecte, d’une voiture avec des plaques volées, d’un fraudeur à l’assurance. Les nouvelles voitures sont de la génération « connectée », c’est-à-dire qu’elles sauvegardent et partagent en permanence des données concernant le trajet, la façon de conduire voir même l’état de santé des conducteurs et des passagers. Si dans certaines marques de voiture le « eCall », la « boite noire » pour voitures (enregistrant les trajets et avertissant automatiquement les services de secours lors d’un accident), est déjà intégré depuis quelques années, il sera obligatoire pour tous les véhicules neufs dans l’Union Européenne à partir de 2018. Afin de réduire le nombre de morts sur la route, bien entendu. Mais, on le mentionnait déjà, le contrôle suprême sur le mouvement des personnes est bien sûr l’appareil que la grande majorité de nos contemporains portent toujours avec eux comme s’il s’agissait d’un talisman : le téléphone portable. Traçable, et n’en déplaise aux optimistes, effectivement tracé 24h sur 24, partout et en toute condition. Une cartographie formidable, et devenu gérable grâce aux avancées dans les domaines de stockage, d’enregistrement et d’exploitation des données. Et pour les malins : la police anglaise a répandu des millions de tracts donnant des indications aux gens pour « reconnaître des possibles terroristes ». La non-possession d’un téléphone portable ou son utilisation « anormale » (pas toutes les vingt secondes) sont considérés comme des indicateurs de menace potentielle.
Le contrôle des mouvements est omniprésent, mais il n’est pas impossible de le déjouer. Et il est encore moins impossible de le saboter. En effet, les remparts de la citadelle sont presque invisibles (ou plus précisément, enterrés à minimum 60 centimètres de profondeur sous forme de câbles en fibre optique), mais ses tours et ses bastions restent facilement repérables, comme les relais de téléphonie et d’internet mobile, les hangars de serveurs, les data centers,… En plus, même équipés de systèmes d’alimentation électrique de secours, tous les appareils dépendent invariablement d’une source énergétique.

Contrôle des relations entre les personnes

C’est l’internet et la communication digitale qui ont remplacé l’ancien mouchard planqué au coin de la rue. L’énormité des données n’est d’ailleurs pas seulement exploitée pour inculper des suspects et déterminer leurs fréquentations et possibles complices ou soutiens, mais aussi pour prévenir. Tout un développement scientifique est aujourd’hui rendu possible et en marche grâce à la disponibilité de cette infinitude assurée (au présent et dans l’avenir) de données. Les études sur le comportement humain, le fonctionnement du cerveau, les réactions, les émotions, les façons de se rapporter,… n’ont plus besoin de cobayes : les données nécessaires à la recherche sont désormais disponibles à tout chercheur. L’intégration de ce volet du développement technologique (les données informatiques massives) dans les autres domaines de recherche (les sciences cognitives, la nanotechnologie, la biologie, l’économie, la psychologie,…) va bon train et annonce la science intégrée du futur. Entièrement à disposition de la domination.
Et pour les récalcitrants, le développement technologique facilite énormément le travail aux chiens renifleurs des services de police. Écouter des conversations et déterminer les habitudes de vie ? Installer quelques micros dans le domicile. Déterminer les trajets et les fréquentations ? Coudre un GPS dans une chaussure, l’installer dans la voiture ou sur le vélo. Prendre en filature ? Suivre, en live, à travers l’interconnexion de toutes les caméras de vidéosurveillance la personne en question (à Bruxelles, une plate-forme vient d’être lancée permettant à la police d’avoir accès en permanence et d’orienter toutes les caméras de la ville, des transports en commun, des gares, des bâtiments officiels – et le but est d’y intégrer aussi les caméras privées).
Il va falloir beaucoup de créativité, d’inventivité, une mobilité accrue et probablement l’abandon total et définitif de tous les appareils technologiques pour créer encore des « blancs » dans la surveillance. Dans des documents stratégiques du renseignement militaire américain, on prédit que les « terroristes » retourneront aux anciennes méthodes de clandestinité et de communication afin de rester sous le radar. Comme leurs collègues de la Police Fédérale belge qui soulignaient, dans un rapport récent, la nécessité de remettre en valeur les anciennes méthodes d’infiltration et de délation, les services américains mettent en garde contre une confiance trop absolue dans les outils technologiques.

Contrôle du comportement humain

« Ce qu’il faut se demander – et seul cela compte -, c’est : de quelle nature est l’imagination des auteurs de science-fiction ? La réponse a cette question est : ils ont l’imagination de leurs puissants frères, l’imagination de ceux qui, à côté, dans les laboratoires et les ateliers, sont assis devant leurs planches à dessin et imaginent ensemble le monde exclusivement technique d’après-demain. Ils se rapprochent de l’esprit inventif du scientifique et de l’ingénieur qui sont déjà aujourd’hui les maîtres du monde. Leur imagination est parasitaire. L’activité à laquelle ils se livrent consiste à voler : elle consiste à décalquer les blues prints esquissés par leurs frères et, d’une certaine façon, à divulguer le secret de l’avenir, à proposer à leurs contemporains de le consommer comme s’il s’agissait de faits, comme s’il s’agissait d’un monde déjà réalisé. »
Günther Anders, L’obsolescence de l’individu

Instructif à cet égard est le film de science-fiction « Minority Report », où les machines peuvent prédire et avertir les policiers de l’imminence d’un crime. Si dans le film la prédiction dépend encore de la transmission des données par des êtres humains mutants (métaphore de l’homme-appareil), la réalité est en train de rendre ce film obsolète. Car comme on l’indiquait avant, les sciences comportementales, alimentées par les autres domaines de recherche et disposant désormais d’une base de données infinie, accouplées à la recherche en neuroscience et le « brain mapping », avancent à grand pas vers la capacité de prédire le comportement humain. Prédire, dans le sens où déjà toute sensibilité, toute individualité, toute imagination subit depuis des décennies des attaques féroces de la part de la domination, décapitant l’être humain de ses désirs, caprices, folies, souffrances (ce dernier peut faire sourciller, en observant la profonde tristesse dans laquelle nos contemporains du monde occidental sont plongés ; mais c’est en créant le syndrome généralisé de la « dépression » que le système renforce l’adhésion et la dépendance aux solutions proposées, éliminant la souffrance « authentique » si on peut la nommer ainsi, au profit d’un succédané dont le dépassement dépend de l’aval des produits et des mentalités « offerts » par le système).
Le contrôle du comportement humain ne pourrait pas encore se priver des institutions de coercition classique (prisons, camps de détention, hôpitaux psychiatriques, …), peut-être qu’il ne le pourra jamais, mais cela n’empêche pas que la domination profile à l’horizon un dépassement formidable : de la situation où il impose à ses sujets les comportements à adopter, aller vers une situation où les sujets intériorisent, non, demandent, non, exigent les comportements prescrits et utiles à la production et à la continuation de la domination.
Un exemple frappant nous est fourni, et malgré les apparences on n’est pas en train de sortir de l’objet initial de ce texte, par le changement du comportement humain, en à peine quelques années, suite à la généralisation du smartphone. La parole exprimée n’a plus de poids (par exemple, se mettre d’accord sur un rendez-vous), c’est la capacité de la manipuler en permanence qui sort vainqueur et détermine les relations humaines. Les objets de toute une histoire de littérature, de musique, de poésie, d’art, de coutumes, de blagues comme par exemple la rencontre est désormais gérée par des applications, facilitant ces histoires toujours compliquées et ambiguës. Partout, au boulot, dans le métro, à l’école, dans la chambre, à table, dans la forêt, on n’est plus jamais vraiment là, on est beaucoup plus dans le monde de l’écran tactile. Ce changement comportemental suite à la généralisation d’un appareil est intrinsèquement répressif, ne fût-ce que parce qu’il permet un contrôle en direct, suivi et sauvegardé, de tout ce qu’on « fait », ce qu’on « aime », ce qu’on « veut » et ce qu’on « pense ». L’utilisation des guillemets est nécessaire, car pour faire aimer, vouloir et penser, il faut disposer d’une individualité, une caractéristique qui n’existe presque plus. Si on croît que nos contemporains sont téléguidés parce que la publicité s’adapte aux données qu’ils fournissent en permanence, on est loin de comprendre l’amplitude de ce projet du pouvoir. La vente de marchandises par une publicité « individualisée » (encore ces guillemets nécessaires) n’est qu’un bienfait corollaire : le projet réel, c’est le contrôle total du comportement humain en fonction des nécessités de la domination.
Minority Report laissait encore imaginer que les passions humaines existent et agissent. L’aspect science-fiction consistait à ce que la passion amenant à la transgression et au crime pouvait être prédite. Le projet actuel du pouvoir est plus ambitieux : éliminer la passion sous toutes ses formes pour la remplacer par un succédané géré à travers les appareils intelligents, dirigés et adaptés par les avancées des sciences comportementales, cognitives et biologiques.

Et alors ?

« Un autre exemple de cet enfermement sur le terrain de l’État est la polarisation sur certains types de procédures (comme l’anti-terrorisme) vues comme des exceptions, ce qui revient à reconnaître, ne serait-ce qu’en creux, la loi, la justice et l’ordre «normal» qui les sous-tend. Il n’est pas étonnant dans cette logique que les médiations institutionnelles classiques (partis, syndicats, médias…) soient utilisées pour s’adresser à l’État, puisque celui-ci, mis face à ses responsabilités, serait supposé rectifier ses abus ou les erreurs de ses serviteurs. Tout se passe donc comme si, au nom de l’urgence et d’une certaine « gravité de la situation », on pouvait soudain évacuer la question du fonctionnement de ce système, mettre en avant les libertés formelles qu’il est censé garantir, jouer sur l’indignation voire la récupération citoyenne, quitte à réhabiliter de fait l’idée de démocratie, de délégation et de représentation. »
Subversions, La répression et son petit monde

Face à l’évolution de la domination, les auteurs de gauche s’indignent. Une dérive totalitaire. L’élimination de la sphère privée. La suspension des droits fondamentaux. L’état d’exception. Si à la fin du 19ème siècle, les lois instaurées en France pour réprimer le mouvement anarchiste sont communément connues sous l’appellation « lois scélérates », cela implique bel et bien qu’il y existerait des lois qui ne seraient pas « scélérates ». La plupart des anarchistes de l’époque ont adopté cette dénomination, même si dans leurs cœurs et dans leurs esprits, ils ont toujours cru que, pour le dire avec Albert Libertad, « toutes les lois sont scélérates ». Mais quand l’État serre les vis, il est facile de se réchauffer avec un sentiment de nostalgie pourtant bien déplacé.
C’est exactement cela, et l’appui recherché du côté des universitaires et intellectuels de gauche toujours obsédés par l’idée d’un État juste et égalitaire, qui nous désarme face aux progrès de la domination. Comprendre les avancées de l’ennemi est important, analyser ses hypothèses de travail est une tâche non-négligeable, connaître et étudier ses structures, ses hommes, ses nœuds est primordial, déjouer la surveillance par la créativité clandestine est vital. Mais tout cela ne servirait à rien si dans nos cœurs nous ne portons pas l’idée de l’anarchie, de la liberté, de la destruction de l’État, mais juste une indignation face aux « dérives totalitaires » et à l’« exception devenue mode de gestion ». Car alors tôt ou tard, par la fatigue ou la promesse, on trouvera bien une façon pour s’adapter au monde, pour jeter nos cartes sur la table et accepter la victoire de notre adversaire, pour venir à un accord avec ce monde qui nous permet de « vivre » un peu, de « respirer » un peu. Et écouler nos jours dans l’ignorance intentionnelle, le renoncement de soi-même, l’attente nostalgique.

Et alors ? Sommes-nous prêts à affronter le monstre, croyons-nous vraiment que cela est possible, sommes-nous sûrs que la vraie joie réside dans la lutte contre ce monde, dans la liberté du combat ? La rhétorique guerrière de l’État, y répondrons-nous par une vide rhétorique guerrière de l’anarchie ? Ou allons-nous prendre les choses un peu plus au sérieux, entre la légèreté et la rigueur ? C’est le moment de faire quelques choix, et d’être conscients que les risques encourus sont grands, mais que le vrai risque, c’est de voir s’éteindre la flamme de nos cœurs. « Dans ce glissement collectif vers une condition sécurité dans la terreur, qui déclenchera le cran d’arrêt ? »

Février 2016

Marseille – Attaque incendaire & solidaire

Le matin du vendredi 26 février [2016] aux alentours de 3h30, nous nous sommes introduit dans un parking privé ’sécurisé’ servant à un immeuble bobo dans le 7ème, à Marseille, et avons foutu le feu à deux voitures de luxe. Une boîte d’allume-feu a été placé sous un pneu-avant de chaque véhicule, qui ont vite fait pris feu avant d’éclater en flammes alors que nous partions, amenant ainsi un bref « état d’urgence » aux pas de la porte de quelques bourges.

Nous dédions cette attaque aux quartes combattants emprisonnés* par l’état Belge dans le « procès de la maxi-prison » du 19 février, et à d’autres accusé-e-s dans la même affaire.

Feu aux prisons et au monde qui les protège !

Des bisous,
Des inconnu-e-s

[Repris de https://bxl.indymedia.org/spip.php?article10235&lang=fr]

* Ndlr : les quatre n’ont jamais été incarcérés, ils étaient juste inculpés, et ont été condamnés à 10 mois de prison avec sursis.

Verdict dans le procès de la maquette de la maxi-prison

Verdict dans le procès de la maquette de la maxi-prison

Quatre inculpés dans le procès de destruction de la maquette de la maxi-prison ont été condamnés à 10 mois de prison avec 3 ans de sursis ce vendredi 19 février en première instance. En outre, les six inculpés reçoivent chacun 600€ d’amende, pour un total de 3.600€. Le gros élément à charge du procureur pour les condamner en bloc est le fait qu’ils ont refusé de s’excuser à ce sujet.

Cette condamnation en première instance permet à la Régie des Bâtiments de porter plainte au pénal pour les dégradations, elle compte réclamer 40.000€ pour dégradations.

 

Dans le ventre de l’ogre. Procès de la destruction de la maquette de la maxi-prison

Procès de la destruction de la maquette de la maxi-prison de Haren.

Vendredi 22 janvier 2016, arrivée au palais de justice, ça commence.

Deux camionnettes de keufs sont stationnés sur l’esplanade. Entrée. Premier contrôle des affaires, puis faut se retaper une prise d’identité à l’entrée de la salle et un scan au détecteur. Une personne venue pour le procès sera d’ailleurs arrêtée et enfermée durant toute l’audience sous prétexte d’un défaut de pièce d’identité. Ficher, faire chier, c’est pour ça qu’ils sont là.

On rentre dans la salle. tout le beau monde est en place. Une vice présidente, deux juges, la procureure et les avocatEs. Faut ajouter à ça, les 4 flics en civil et deux autres en uniformes qui sont rester au fond de la salle pendant l’audience. Il ne manquaient que les deux journalistes de télébruxelles pour compléter le tableaux. Alors qu’on leur rappelle qu’elles ne sont pas les bienvenues, que personne ne veut être ni filmé ni leur parler, elles décident de rester et invoque la « liberté de la presse ». Liberté de raconter de la merde ! Les vautours ont filmé des gens rentrer et pris des images par l’entrebâillement de la porte, mais malgré leur insistance, personne ne leur a parlé. Elles avaient l’air de s’en offusquer, peut être pas l’habitude d’être remballée.

Du haut de leur toute puissance, le cerveau en manque d’oxygène, les médias n’arrivent pas à comprendre qu’on ne veut pas faire partie de leur jeu. Toujours à cracher sur les indésirables, leur spectacle est toujours complaisant avec ceux qui s’en mettent plein les poches. Chien de garde ou plutôt toutou à leur mai-maitres, ils savent ce qu’il faut dire ou pas pour garder les relations privilégiées qui leur garantiront une place dans les salles du pouvoir. Gardant précautionneusement le silence sur les causes profondes des événement qu’ils mettent en avant.

Retour dans la salle. Le protocole se met en route. C’est comme à l’école, faut se lever quand les juges rentrent dans la classe, faut se taire pendant qu’ils racontent leur conneries. La juge se met à poser des questions, elle refait le déroulé de l’action, en choisissant bien sûr la version des flics pour décrire les choses. Ne semblant même plus s’en rendre compte, elle se vexe quand son parti pris est relevé. Elle espérait peut être faire croire à une quelconque objectivité des faits ? La blague. Elle parle aussi des “statuts” (travail, situation). Les échanges sont assez court.

Ca continue avec la procureure qui commence par préciser qu’il ne s’agit pas d’un procès politique, et qu’elle ne veut surtout pas que la cour croit qu’il s’agit de condamner des idées. oui oui bien sûr. C’est vrai qu’en démocratie on respecte la contestation tout ça tout ça. Tant que c’est fait dans leur règle, tant que ça ne bouscule pas leur pouvoir, tant qu’on utilise les outils qu’ils nous mettent gentiment entre les mains, on peut toujours crier sagement et la paix sociale sera bien gardée. D’ailleurs pour la défense c’est pareil. Si tu cherches à ne pas être condamné faudra passé par leur code, leur vocabulaire et trouver l’argent pour les avocats. Autant de moyens pour nous dépossédés de nos vies et nous mettre à leur merci. Ils peuvent bien s’étouffer avec leur hypocrisie et sois disant impartialité ! Rien n’est neutre, tout est chargé. Pas dupe, on se regarde en chien de faïence et croire qu’on cherche à leur plaire serait la thèse la plus erronée, comme dirait l’autre.

Ensuite elle rentre dans le vif. Elle raconte n’importe quoi, se contredit en utilisant le témoignage du vigile, seul témoin de leur côté, et le surinterprète aussi. Pas étonnant. c’est qu’il s’agit de faire passer l’idée que le groupe avait une attitude menaçante qui a favorisé la destruction de la maquette. En vrai, elles n’ont rien mais faut quand même trouver quelque chose pour pouvoir condamner. alors la « complicité » et « l’incitation à » quand on a pas de preuve matérielle semble devenir monnaie courante. Au moment de parler des peines, elle argumente qu’il ne faudrait pas donner du ferme mais ironise sur le fait qu’un séjour dans les prisons insalubres de st gilles ou de forest permettrait pourtant de faire constater la nécessité de nouvelles taules. Elle veut mettre 150 heures de travaux d’intérêt généraux dans une institution style la régie des bâtiments histoire de faire comprendre l’utilité du système carcéral, réparer le préjudice et permettre ainsi de réintégrer cette « vénérable société ». Trop sympa, bon sauf que personne à envie de travailler pour eux. C’est l’acquittement qui est plaidé, au pire une suspension du prononcé, même si au final, elles trancheront.

Le verdict pour le volet pénal se fait le 19 février. Et le volet civil (les dédommagements pour la maquette) n’aura lieu que plus tard étant donné que l’avocat de la régie des bâtiments a demander un report d’audience. Le temps, probablement, de faire apparaître le fameux contrat de construction de la maxi-prison, toujours invisible pour le moment. Ce contrat étant censé prouver que la régie est propriétaire de la maquette détruite.

La séance se clôture et tout ça n’est rien à côté de toutes les vies brisées par cette justice qui condamne à tout va. Tapant sur ceux qu’elle fout déjà dans la merde au quotidien. Tellement déconnecté, ils ne captent pas l’absurdité de leur logique comme quand, pendant un procès, ils reprochent à un sans papiers de travailler au noir, ou à un jeune racisé de dealer pour se faire des thunes. Faut respecter leur règle : « les sans papiers c’est dehors », et l’argent ça se gagne dans le cadre de l’esclavage légal. Humiliant et discriminant les gens coincés dans leur filet, ils aiment à rappeler aux indésirables qu’ils peuvent réduire leur vies au périmètre d’une cellule, ou les enchaîner au travail pour payer les quelconques dédommagement ou peines. Faudrait pas qu’ils s’étonnent ensuite quand les coups de bâton se retournent contre eux.

Que crève leur justice, leurs prisons et le monde qu’elles protègent !
Force et courage à touTEs les révoltéEs, dedans comme dehors, battons nous contre le monde qu’ils essayent de nous imposer.

[Repris de Indymedia Bruxelles, http://bxl.indymedia.org/spip.php?article9990&lang=fr]

Solidarité avec l’attaque contre la maquette de la maxi-prison

Mi-mai de cette année [2015], une vingtaine de personnes font irruption dans les bureaux de la Régie des Bâtiments (l’agence fédérale entre autre responsable de la construction des nouvelles prisons) à Saint-Gilles et y détruisent la maquette en exposition de la future maxi-prison à Haren. Les rebelles se sont éclipsés aussi vite qu’ils étaient apparus et personne n’a été arrêté. Maintenant, six mois plus tard, l’État cherche à faire payer quatre personnes pour cette action. Les accusations précises sont « bande organisée » et « destruction et dégradations de biens immobiliers ». La Régie des Bâtiments exige aussi 50 000 euros d’indemnités. Le procès aura lieu ce 10 décembre 2015. Personne ne se trouve actuellement en détention préventive.

C’étaient des semaines agitées dans la lutte contre la maxi-prison. Pendant que des rebelles enterraient symboliquement la future prison chez la Régie des Bâtiments, à moins d’un kilomètre de là-bas, se déroulait un énième spectacle démocratique avec une commission de concertation qui devait donner son avis afin que la Régie puisse obtenir les permis de construction pour la maxi-prison. La séance de cette commission était totalement militarisée : il fallait une permission spéciale pour y assister (normalement ce genre de spectacle est « public »), les flics présents en nombre fouillaient tous ceux qui avaient une telle permission et une partie de la salle où se trouvaient des responsables de la commission n’était littéralement pas éclairée, ils étaient dans l’ombre au nom de leur sécurité.

Cependant, quelques jours auparavant, d’autres responsables de la maxi-prison étaient bel et bien mis en lumière. Rudi Vervoort (le ministre-président de la Région bruxelloise) s’est réveillé avec des slogans contre la maxi-prison sur la façade de son domicile et un tas de fumier et de goudron sur le pas de sa porte. D’autres collaborateurs auront droit d’une façon similaire à la publicité qu’ils méritent, comme la responsable du projet de la maxi-prison au sein de la Régie, d’ailleurs ancienne directrice de la prison de Forest. Elle donnera sa démission le lendemain, craignant pour sa « sécurité ». La nuit d’avant, sur le chantier d’une maxi-prison en construction au pays de Galles de l’autre côté de la Manche, plusieurs pelleteuses sont incendiées. Le slogan « Feu aux prisons » est laissé sur place.

Entre temps, la lutte allait de bon train et aussi la répression se faisait à nouveau entendre. Le matin du 10 juin, des perquisitions ont lieu dans quatre domiciles et dans « Le Passage » à Anderlecht, un local de lutte contre la maxi-prison. Les compagnonnes et compagnons arrêtées seront relâchées dans l’après-midi. Un jour plus tard, à Bruxelles,un incendie volontaire ravage une partie d’un centre d’entreprises en construction (« Greenbizz », supposé accueillir des entreprises impliquées dans la technologie « verte »). Le chantier y était effectué par l’entreprise de construction BAM, bien connue pour sa participation à la construction de nouvelles prisons. Et quelques jours après les perquisitions, un rassemblement en solidarité avec la lutte se tient à Anderlecht. Dans les semaines qui suivent, des attaques ont eu lieu en France et au Chili, revendiquées en solidarité avec la lutte contre la maxi-prison à Bruxelles.

La destruction de la maquette était un bel acte. Un acte parmi les nombreux beaux actes dans cette lutte, qui peuvent nous donner une idée de quelles formes peut prendre le refus d’un énième projet dégueulasse de l’État. Un vrai refus qui n’est pas négociable, qui ne se laisse pas mettre de côté facilement en échange de quelques promesses (plus de verdure, une prison plus petite, un peu plus à gauche ou un peu plus à droite, plus de compensations financières pour les riverains…). Non, un refus total. Pas de maxi-prison, ni ici ni ailleurs. Pas maintenant, jamais. Un refus qui rejette résolument tout dialogue avec ceux qui sont au pouvoir. Un refus qui se diffuse en mots et devient concret dans des actes de sabotage et d’attaque contre ce projet et le système qui en a besoin.

Les seules limites de la rébellion, du blocage, du sabotage et de l’attaque sont celles que nous posons nous-mêmes.

8/12/2015

Publié dans Ricochets, bulletin contre la maxi-prison et le monde qui va avec, n° 13, décembre 2015 [Bruxelles]

Sur la place Clemenceau à Anderlecht en solidarité avec la lutte contre la maxi-prison

Voici le discours prononcé au haut parleur lors du rassemblement solidaire du 10 juin 2015 sur la place Clemenceau à Anderlecht.

Bonjour à tout le monde.

Ce mercredi matin, la police antiterroriste a fait des perquisitions chez des compagnons en lutte contre la maxi prison.

Des perquisitions parce qu’on dit ce que on pense. Parce que on dit qu’il faut lutter contre ce projet d’état. Parce qu’on dit qu’il faut se lever la tête, qu’il faut se révolter et leur mettre des bâtons dans les roues.

Cela fait maintenant deux ans et demie qu’on est en lutte contre la construction de la plus grande prison de la Belgique, ici à Bruxelles. On est en lutte parce que cette maxi prison sera construite pour nous mettre dedans. Nous, les opprimés, les pauvres, les sans papiers, les SDF, les révoltés et les insoumises.

Quand ils nous construisent des cages, il faut leur compliquer leur boulot ! Car on n’est pas né pour vivre dans une cage. On n’est pas né pour se taire, se regarder les pieds, pour se faire tabasser et enfermer. Il faut arrêter de se laisser faire, de lécher le cul du patron ou baiser les yeux devant celui qui a plus de pouvoir que nous.

Mercredi matin, la police antiterroriste est venue parce que on a dit qui sont les responsables de cette future maxi prison : architectes, ingénieurs, entreprises de constructions, bureau d’études, politichiens,… Il y a eu des attaques contre ces responsables, avec des pierres et le feu, et cela leur a fait du mal. On est solidaire avec ces attaques parce que tout simplement : pour arrêter un projet d’état il faut lui mettre des bâtons dans les roues.

Sabotons la constructions d’une maxi prison. Cela on a dit a plusieurs reprises, et on continueront à le dire. Parce que c’est la vérité. Il faut se solidariser, se donner du courage et il faut attaquer, sinon ils nous massacreront. Il faut les attaquer parce qu’eux ils nous attaquent en permanence. Ils nous insultent, nous exploitent, nous volent la joie et la confiance. Et même si eux ils sont plus forts que nous, il faut.

Basta la paix sociale, rentrons en conflit avec le pouvoir. On n’est pas des esclaves, on est de la dynamite.

Repris de http://www.lacavale.be/spip.php?article244

Dimanche 14 juin 2015. Rassemblement solidaire avec la lutte contre la maxi prison et tous ceux et celles qui se battent contre le pouvoir

PDF. Appel au rassemblement solidaire

Solidaires avec la lutte contre la maxi-prison et tous ceux et celles qui se battent contre le pouvoir

Parce que le combat contre la construction d’une maxi prison dans cette ville qui court vers toujours plus de contrôle et de répression, est une lutte auto-organisée et autonome. Elle sort du cadre légal imposé pour s’attaquer directement à ceux qui veulent la construire et à leur logique. Par la parole et l’action directe, par le sabotage et la manif sauvage, à beaucoup et à quelques uns, de jour comme de nuit.

Parce qu’on soit à l’office des étrangers, dans les bureaux de l’ONEM, à l’école, au boulot, en taule ou psychiatrisé, il est assez clair que nos vies nous sont volées et que le conflit est inévitable si nous désirons reprendre nos vies en main.

Parce que si la police antiterroriste a fait des perquisitions dans quatre maisons de compagnonnes et au Passage, point de coordination dans la lutte contre la maxi prison ce mercredi dernier, c’est pour semer la peur et freiner ces combats – mais il est hors de question que nous retournions à la maison : nous ne baisserons pas les bras.

Parce que la meilleure défense c’est l’attaque, face à la volonté du pouvoir de faire de la ville une prison à ciel ouvert, c’est en semant le trouble dans leurs moyens de nous contrôler que nous continuerons d’agir.

Parce que face aux horreurs du pouvoir, aux massacres qu’il commet, à l’exploitation sur laquelle il repose et à l’enfermement auquel il condamne toujours plus de gens, affirmons la joie de lutter librement, la fierté des idées qui s’opposent
à leur monde et la solidarité entre ceux et celles qui chérissent toujours le rêve d’un monde débarrassé du pouvoir.

(PS : Journaliste ? Politicien ? Reste chez toi !)

Repris de http://www.lacavale.be/spip.php?article229

Aux incontrôlables

PDF. Aux_incontrolables

L’ordre doit régner  : c’est la devise de tout pouvoir. Et son ordre, on le connaît : ses massacres aux frontières, son exploitation au travail, sa terreur dans les prisons, son génocide dans les guerres, son empoissonnement dans nos poumons, sa dévastation de tout ce qui est beau et libre, son idéologie dans nos cerveaux et son avilissement dans nos cœurs. Et à Bruxelles, le pouvoir est passé à la vitesse supérieure. Que ce soient les magasins pour les eurocrates ou les nouveaux lofts pour riches, les flics qui se multiplient comme des lapins ou les caméras qui sortent du sol comme des champignons, les nouveaux centres commerciaux ou l’aménagement urbain pour renforcer le contrôle, le message est clair : l’ordre doit régner et les pauvres, les exclus, les sans-papiers, les criminels, les révoltés, nous sommes indésirables dans cette ville, nous ne sommes bons qu’à obéir, qu’à courber le dos ou crever.

Aujourd’hui, un des projets phares du pouvoir à Bruxelles, c’est la construction de la maxi-prison, la plus grande prison de l’histoire belge. L’ombre de ses murs et le désespoir de ses cachots menaceront tous ceux qui galèrent pour survivre dans ce monde, qui ne reste pas dans les rangs qu’impose ce monde, qui se révoltent contre l’oppression. Un endroit lugubre pour mettre à l’écart les indésirables, ceux qui nuisent à la marche rayonnante de l’économie et du pouvoir ; un endroit qui reflète toutes ces bâtisses où se concrétise la violence du pouvoir, comme les centres fermés pour clandestins, les hôpitaux psychiatriques, les commissariats… – et, pourquoi pas, les centres commerciaux, les institutions, les rues des villes devenues des vastes annexes d’une énorme prison à ciel ouvert.

Se battre contre cette maxi-prison, c’est donc reprendre goût à la liberté. Empêcher sa construction, c’est frapper la marche du pouvoir vers toujours plus de contrôle et de soumission. Saboter sa réalisation, c’est ouvrir des horizons de lutte qui rompent avec la résignation qui est la meilleure allié des puissants. Mais nous ne sommes pas dupes ni naïfs. Lutter contre cette maxi-prison, c’est donner bataille à tout ce qu’elle représente, une bataille qui ne se laisse pas cantonner à la légalité, mais se munit de toutes les armes qu’elle juge adéquates. C’est une bataille à mener par nous-mêmes, de façon auto-organisée et autonome, sans partis politiques ou organisations officielles, sans politiciens élus ou en devenir.

Les dernières années de lutte contre cette maxi-prison a été un parcours parsemé d’initiatives de lutte dans les quartiers de Bruxelles (loin de projecteurs des médias et de la puanteur des institutions), d’actions directes contre les responsables de ce projet (entreprises de construction, architectes, ingénieurs, politiciens, policiers, bureaucrates) et de sabotages aux quatre coins de la ville et de la Belgique. Incontrôlables, car ne se tenant pas aux limites imposées par ce pouvoir démocratique, ingérables, car émergeant de l’initiative libre n’obéissant à aucune hiérarchie, ingouvernables, car refusant tout dialogue avec le pouvoir afin de recréer les espaces du vrai dialogue libre entre personnes en lutte. Trois caractéristiques qui ne sauraient être compatibles avec aucun pouvoir, et qui en cela ont la douce saveur et l’orgueilleux charme de la liberté. Trois caractéristiques qui peuvent faire irruption dans tous les conflits sociaux en cours, partout où se dessine la ligne de démarcation entre le pouvoir et ceux qui s’y opposent, dans la vie de chacun et de chacune.

Et tout cela ne plaît pas au pouvoir. Cela ne lui plaît pas qu’on le dise, qu’on en parle, qu’on le propose, qu’on agisse dans ce sens. S’il y a à peine quelques semaines les journalistes déversaient des tonnes de merde sur cette lutte contre la maxi-prison (et donc contre toute personne qui lutte de façon auto-organisée et autonome contre le pouvoir), le mercredi 10 juin 2015, c’étaient les policiers fédéraux qui défonçaient tôt le matin les portes de quatre maisons de compagnons en lutte et du Passage, local de lutte contre la maxi-prison à Anderlecht, pour perquisitionner et séquestrer les paroles de révolte que le pouvoir ne saurait tolérer. Une répression dont l’objectif est clairement de chercher à freiner cette lutte qui réussit, par la parole et par le geste, par le tract et par le feu, par l’action directe et par l’attaque, de jour comme de nuit, à beaucoup ou à quelques uns, à se frayer un chemin. Cet manœuvre de la flicaille reflète la répression qui est le quotidien de tous les indésirables à Bruxelles et dans le monde entier : des tortures dans les commissariats aux assassinats dans les prisons, des réfugies noyés dans la Méditerranée aux gens épuisés et crevés par le travail et l’asphyxie marchande.

Si le pouvoir sème la peur pour mieux contrôler et régner, « c ’est reculer que d’être stationnaire » : affirmons donc la joie de lutter librement, la fierté des idées qui s’opposent à leurs œuvres morbides et la solidarité entre ceux et celles qui chérissent toujours le rêve d’un monde débarrassé du pouvoir. Continuons les hostilités contre tout ce qui nous étouffe.

ON NE RECULE PAS – ATTAQUONS LA MAXI-PRISON, SES CONSTRUCTEURS ET SES DÉFENSEURS

COURAGE ET DÉTERMINATION A CEUX ET CELLES QUI LUTTENT CONTRE LE POUVOIR ET POUR LA LIBERTÉ

Perquisitions de la Police Fédérale pour freiner la lutte contre la maxi-prison

Ce mercredi 10 juin 2015 un peu avant 6h du matin, différentes équipes de l’anti-terrorisme ont perquisitionné 4 domiciles où habitent des compagnonnes ainsi que le local de lutte contre la maxi-prison “le Passage”. Ces perquisitions ont été effectuées dans le cadre d’une opération nommée “Cavale”.

6 compagnonnes ont été embarquées aux bureaux de la Police Fédérale, puis relâchées autour de 13h après avoir été auditionnées… Auditions auxquelles personne n’avait rien à dire.

Au-delà de l’informatique et des téléphones, l’attention des flics a spécialement été portée sur tout ce qui était propagande (revues, journaux, affiches,…) qui était épluchée et souvent emmenée.

Pour ce qu’on en sait pour le moment, ces arrestations font suite à une enquête ouverte en 2013 pour “incitation à commettre des actes terroristes” et “participation à une organisation terroriste”. Cette enquête est dirigée par le juge d’instruction De Coster.

LA PERMANENCE DU PASSAGE SERA ASSUREE ce mercredi à partir de 17h, et un POINT INFO est prévu à 19h.

Toujours en lutte contre la prison et le monde qui va avec.

La Lime, caisse de solidarité bruxelloise

Au pays des démocraties

PDF. Au pays des democraties

« La question – dit Alice – est de savoir si vous avez le pouvoir
de donner tant de significations différentes aux mots.
La question – dit Humpty Dumpty – est de savoir
qui commande, voilà tout. »

Alice, idéaliste un peu ingénue, est en train de se demander ces jours-ci s’il est possible que le mot « terroriste » ait un autre sens, dictionnaire historico-éthique en main. Humpty Dumpty, matérialiste un peu mal dégrossi, lui répond que vu que c’est l’Etat qui commande, et vu que le langage appartient à celui qui commande, alors « terrorisme » signifie ce que veut l’Etat. Voilà tout.
Dans les années 70, l’Etat accordait l’appellatif de « terroriste » à quiconque lui contestait le monopole de l’utilisation de la violence, c’est-à-dire employait des armes à feu ou des explosifs, surtout contre les participants d’organisations combattantes particulières, surtout si ces organisations étaient l’expression d’un plus vaste mouvement de contestation, surtout si cette contestation visait à déclencher une révolution. Pour l’Etat, c’étaient surtout ceux qui l’attaquaient les armes à la main qui étaient des « terroristes ».
A présent que les organisations armées particulières ont presque entièrement disparu, que les arsenaux subversifs sont désespérément vides, que les mouvements de contestation empruntent rarement des dimensions considérables, qu’ils ne posent (presque) jamais la question révolutionnaire, Alice voudrait pouvoir en déduire que l’Etat a renoncé à l’utilisation de ce terme, le considérant incompréhensible à quelques exceptions sporadiques près. La définition de « terroriste » appliquée à celui qui prenait gendarmes et magistrats pour cible plutôt qu’adressée à celui qui massacrait travailleurs pendulaires et passants lui était déjà insupportable, mais en somme… vous savez comment sont les gens, lorsqu’ils voient du sang couler ils prennent peur et deviennent confus. On peut alors supposer qu’il n’a pas été trop difficile pour la propagande de jouer sur cette méprise, de démoniser le régicide et pas le tyran. Mais aujourd’hui, basta, après avoir assisté au cours de ces dernières décennies à une aussi triste baisse de funérailles institutionnelles, finissons-en avec l’épouvantail du « terrorisme » !
Eh bien non. En cette époque si dépourvue d’ « ennemis extérieurs » crédibles mais en même temps en manque de consensus solides, lorsqu’il n’est plus resté personne pour l’applaudir, l’Etat a décidé de prendre de l’avance, de ne pas attendre l’apparition de quelque menace subversive pour déployer la machine de guerre de la rhétorique anti-terroriste : mieux vaut prévenir que réprimer. Mais prévenir qui de faire quoi  ? Comme l’affirmait un fin connaisseur de l’art de gouverner, « tandis que les individus tendent, poussés par leur égoïsme à l’atonie sociale, l’Etat représente une organisation et une limitation. L’individu tend continuellement à s’évader. Il tend à désobéir aux lois, à ne pas payer les impôts, à ne pas faire la guerre. Peu nombreux sont ceux — héros ou saints — qui sacrifient leur propre moi sur l’autel de l’Etat. Tous les autres sont en état de révolte potentielle contre l’Etat. »
C’est peut-être pour cela que l’Etat s’est permis de définir « terroriste » quiconque le critique, le contrecarre, s’oppose à lui, sans trop faire de distinction entre la signification des mots et la nature des faits ? Parce que, à part les saints à prier et les héros à décorer, tous les autres seraient de potentiels rebelles ?
« Mais cela n’a pas de sens !  ». Bien sûr que non, douce Alice, mais garde toujours en tête qui est-ce qui commande. Voilà tout.

 

Comment cela a commencé

2001 sera une année difficile à oublier, pour le tournant qu’elle a marqué. Ne serait-ce que parce que les événements de cet été-là, en l’espace de quelques semaines, ont contribué à changer la vie quotidienne de millions de personnes. Après les torrides journées de fin juillet à Gênes, où les manifestations contre le sommet habituel des Grands de la Terre ont été ensanglantées par un massacre généralisé, est arrivé un second mardi de septembre qui a vu se produire le plus incroyable attentat contre des lieux du pouvoir économique et militaire jamais advenu sur le sol des Etats-Unis. Critiqués théoriquement et pratiquement par des mouvements sociaux et radicaux d’un côté, attaqués militairement par des groupes intégristes de l’autre, il n’est pas surprenant que les gouvernements occidentaux dans leur ensemble aient décidé de dépouiller leurs formalismes légaux en les modifiant afin de pouvoir plus facilement neutraliser leurs contestataires.
De fin 2001 à aujourd’hui, on a assisté dans de nombreux pays à une augmentation des lois répressives, à une véritable restructuration du droit en mesure de garantir, sinon la paix des marchés, au moins la tranquillité des rues. Si la menace du « terrorisme » reste l’épouvantail de prédilection grâce auquel justifier un contrôle toujours plus envahissant de la vie sociale, mais aussi une limitation incessante de la liberté individuelle, ça n’est toutefois pas leur seul instrument. Quel que soit le prétexte adopté pour les mettre à jour, il semble clair que les différentes mesures législatives tendent non seulement à se conformer à une directive générale unique, mais également à être appliquées à tout terrain jugé sensible. Le blocage administratif des sites internet par exemple, a commencé avec la bataille contre la « pédopornographie », mais sera bientôt étendu à celui de l’ « anti-terrorisme ». Et à leur tour, même les mesures de sécurité particulières ne se limitent pas non plus à prévenir un seul genre de délit (l’acquisition par la SNCF de nombreux drones à disséminer de long des voies viseront certainement à contrecarrer d’éventuels vols de câbles en cuivre, comme cela a été officiellement annoncé, mais sera sans aucun doute aussi utile dans la prévention des sabotages). Et ainsi de suite.
Pour l’instant, bien que cela puisse être intéressant, cela n’a pas beaucoup de sens de faire ici un inventaire des différentes mesures prises en Europe dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Notamment parce que, de l’incrimination de certains syndicalistes de base italiens coupables de n’avoir pas tenté d’arrêter les black bloc en 2001, en passant par la mise en accusation de plusieurs adolescents anglais attrapés en possession de livres de recettes anarchistes en 2007, jusqu’à arriver à la condamnation à 7 ans de prison d’un islamiste français rentré d’un bref séjour en Syrie en 2014 —pour ne donner que quelques exemples— on risquerait de se perdre dans un labyrinthe dont l’objectif serait de nous pousser tous vers une seule sortie possible : une inéluctable obéissance aveugle et passive. Il nous semble plus intéressant de nous efforcer de comprendre ce qui trotte dans la tête des défenseurs de l’ordre social, et d’en lire en contrepoint les principales préoccupations.

 

L’Etat s’équipe

Il faudrait avant tout réussir à s’enlever de la tête une idée autant facile que confortable. Que ce qui est en train d’arriver en termes de privation de liberté est sans précédent, que nous sommes face à une criminalisation inouïe explicitement dirigée contre des mouvements de lutte. Ce n’est pas vrai. Nous sommes face à la praxis de base de n’importe quel gouvernement, dirigée contre tout le monde, et visant à la normalisation forcée de la vie, à sa codification institutionnelle, à sa standardisation technologique. Le libertaire ne peut et ne doit plus être libre de protester, tout comme le libertin ne peut et ne doit plus être libre de s’exciter : protestation et excitation doivent être contrôlées, elles ne doivent pas sortir des schémas pré-établis. Les instruments technologiques modernes dont dispose l’Etat a rendu cette imposition possible, et donc pensable, et en cela faisable, et enfin capillaire. Ce n’est que notre mémoire à portée limitée qui rend cette imposition incroyable et impressionnante. Ni plus, ni moins.
Le “Patriot Act” et les Guantanamo en tout genre à travers le monde ne peuvent nous choquer si on pense que lorsque les Etats-Unis entrèrent en guerre contre l’Allemagne en ce lointain avril 1917, s’ouvrit une des périodes les plus noires de l’histoire nord-américaine, où tous ceux qui ne démontraient pas leur ferveur patriotique inconditionnelle étaient traqués et emprisonnés. Il se déclencha alors une véritable chasse aux sorcières dont le sommet fut atteint entre novembre 1919 et février 1920, une période lors de laquelle la police envahissait les domiciles de milliers de personnes, arrêtant tous ceux qui s’y trouvaient. Les rafles étaient menées sans suivre le moins du monde les termes de la loi. Les hommes et les femmes étaient arrêtés sans mandat, tabassés brutalement dans les rues, traînés et enfermés dans des centres de détention pendant des semaines et des mois sans avoir la possibilité de prévenir famille ou avocat. Parfois, jusque ceux qui s’avisaient de visiter les prisonniers passaient à leur tour derrière les barreaux, sur la base de la fameuse théorie que seul un subversif peut se préoccuper du sort d’un subversif. Au cours de ces quatre mois-là s’ouvrirent des procédures pour déporter 3000 immigrés. Sur ce total, 800 (dont pas mal d’anarchistes) furent au final réellement expulsés, bien que quasi aucun d’entre eux n’avait auparavant été condamné pour avoir commis le moindre délit. Un célèbre professeur de droit de l’époque expliquait : « quand tu es en train de chercher à protéger la communauté contre des rats moraux, parfois tu dois plus penser à l’efficacité du piège qu’à sa construction respectueuse de la loi. »
A un siècle de distance, où est la différence de fond ? Les rats moraux américains se croisent avec la racaille française, ou avec les tiques italiennes, dans une exécration commune par les gens biens, qui rassemblent dans un même sac tous ceux qui ne s’agenouillent pas devant ce monde, dont l’unique liberté autorisée est la consommation effrénée de marchandises. L’Etat est en guerre contre eux, non pas depuis aujourd’hui, mais depuis toujours. Et l’ « anti-terrorisme » est sans aucun doute une de ses armes principales, à utiliser au mieux sans trop se poser de questions de cohérence historique. Pour le comprendre, on pourrait aussi rester ici, dans la vieille Europe.
L’Etat espagnol, par exemple, n’a pas eu besoin d’attendre le 11 septembre 2001 pour étendre la conception la plus banale de « terrorisme » —celle qui requiert la présence d’une organisation armée particulière— à toute une série d’actes qui se produisent lors de désordres sociaux. L’article 577 du code pénal en vigueur au pays des incarcérations « incommunicados » les a frappés dès 1995. Cela va des blessures contre des personnes aux menaces, de l’incendie à la dégradation, et tout cela sans plus devoir appartenir à une véritable bande armée. Il suffit d’avoir « l’intention de subvertir l’ordre constitutionnel ou de perturber sérieusement l’ordre public », ou de poursuivre ces fins en effrayant non seulement les habitants d’une communauté urbaine, mais aussi les « membres de groupes sociaux, politiques ou professionnels ». De la même manière, la législation ibérique prévoyait déjà la punition de l’ « exaltation du terrorisme » à travers toute forme d’expression publique, c’est-à-dire toute incitation ou « justification » d’accomplir des actes considérés comme terroristes, mais aussi toute approbation de ceux qui s’en rendent responsables. Sont également condamnables depuis longtemps, en plus des menaces, « les insultes et perturbations sérieuses du fonctionnement des assemblées locales », provoquées par qui manifeste son soutien à des groupes de « terroristes ». On le voit, il s’agit de définitions tellement élastiques qu’elles peuvent être appliquées à n’importe quel mouvement minimalement combatif. Il suffirait de faire irruption dans un conseil municipal pour insulter les politiciens qui sont en train de voter en faveur d’un projet nuisible, ou de faire des barrages routiers pour en arrêter les travaux. Nous sommes en train de parler du même Etat qui au cours des années 80, sous un régime socialiste, donc de gôche, a créé un escadron de la mort qui a commis 28 assassinats contre de présumés militants d’ETA. On n’est pas en train de parler d’un petit et lointain pays d’Amérique Latine, mais de la grande et proche Espagne européenne, qui a il y a peu sorti une « loi sur la sécurité citoyenne » privilégiant la facile sanction administrative plutôt qu’une répression judiciaire souvent plus compliquée. Les amendes seront divisées en trois classes et pleuvront contre quiconque “perturbe” la paix publique.
Venons-en à aujourd’hui et lançons donc un coup d’oeil du côté de la terre des droits de l’homme, de la patrie de la révolution, du berceau des Lumières : la France. Ici, le gouvernement a fait passer de nouvelles lois anti-terroristes qui introduisent des nouveautés significatives. Elles font par exemple place nette à un obstacle qui entravait souvent les enquêtes, la nécessaire présence d’une association de malfaiteurs. A travers l’instauration juridique de l’ « entreprise terroriste individuelle », même les loups solitaires pourront être enfermés en cage sans trop de difficulté (jusqu’à 10 ans de prison, plus des amendes jusqu’à 150 000 euros). Ils ne devront même pas être surpris en flagrance de qui sait quel délit, vu qu’il suffira qu’un individu singulier possède ou recherche de potentiels moyens (comme des produits pour allumer des cheminées ou du sucre ?), cherche et surveille de possibles objectifs (comme passer devant des banques ou des casernes ?), lise des sites web suspects (comme ceux de contre-information ?) pour être condamnable. Les législateurs français nomment cela la « neutralisation judiciaire préventive ». Quant aux actes en question, un loup solitaire n’aura besoin de dévorer personne, il lui suffira de causer de simples « dégradations » pour être traqué comme « terroriste ». La nouvelle législation française en la matière prévoit aussi d’augmenter les peines contre l’ « apologie de terrorisme », qu’elle soit circonscrite à des espaces privés (3 ans de prison et 45 000 euros d’amende) ou se déroule dans des espaces publics (5 ans de prison et 75 000 euros d’amende). Dans ce cas, l’usage d’internet sera considéré comme une circonstance aggravante (jusqu’à 7 ans de prison et 100 000 euros d’amende). Bien sûr, il est aussi prévu le « blocage administratif » des sites qui salueront les actions directes ou défendront certaines luttes, en tant que coupables d’ « apologie de terrorisme ».
Ces mesures étaient déjà en discussion avant le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo, après lequel elles ne pourront qu’empirer. Sur la vague d’indignation suite au massacre, non seulement les rues de Paris se sont remplies d’hommes en uniforme en chasse aux suspects, mais on assisté entre indifférence et embarras (avec quelques faibles protestations) à une répression frappant liberté de pensée et de parole. Plusieurs personnes ont été poursuivies et certaines déjà condamnées à de la prison ferme juste pour avoir exprimé leur avis pas vraiment de condoléances envers les victimes.
A ce propos, rappelons qu’en mai dernier, 32 pays ont ratifié le protocole européen en la matière, le CECPT (Council of Europe Convention on the Prevention of Terrorism) dont l’article 5 définit l’ « apologie de terrorisme » comme « la diffusion ou toute autre forme de mise à disposition du public d’un message, avec l’intention d’inciter à la commission d’une “infraction terroriste”, lorsqu’un tel comportement, qu’il préconise directement ou non la commission d’infractions terroristes, crée un danger qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises. » C’est donc n’importe quel message qu’il s’agit de réprimer, et qui, même sans soutenir directement la perpétuation de délits, crée le risque que quelqu’un puisse passer à des voies de fait contre le pouvoir. En dehors de la propagande la plus servile, silence ou c’est la prison !
En ce qui concerne plutôt le piratage informatique — c’est-à-dire « l’accès frauduleux à un système de traitement automatisé de données, l’entrave à son fonctionnement ou l’introduction, suppression ou modification frauduleuse de données » —, il est prévu dans la nouvelle législation française la circonstance aggravante de « bande organisée ». Cela signifie que, par exemple, les activistes d’Anonymous risqueront une condamnation à 10 ans de prison et 1 000 000 d’euros d’amende. De plus, en vue d’empêcher la circulation au-delà des frontières des aspirants martyrs de la guerre sainte, mais applicable également aux défenseurs de la guerre sociale, a été institué une interdiction administrative de sortie du territoire pour les impulsifs déjà fichés, avec retrait du passeport et de la carte d’identité pour une période de 6 mois renouvelables à l’infini.
Et puisque les normes en la matière tendent à devenir communes au niveau européen, il est facile de supposer qu’on attendra pas longtemps avant de se sentir un peu tous comme chez Marianne. Le gouvernement italien a depuis quelques jours approuvé un décret-loi qui prévoit non seulement la fermeture des sites qui soutiennent la guerre (sainte ou sociale ? simple question de détail) contre ce monde, mais aussi l’incarcération de ceux qui iront combattre à l’étranger (comme le font à présent certains islamistes ou comme le faisaient surtout dans le passé de nombreux révolutionnaires ?). Peut-être pourrait-on se transférer dans la Suisse neutre et civilisée, ce pays bizarre où la police prélève l’ADN des subversifs directement sur les affiches collées ou les tracts distribués.
Prévenir, prévenir, encore prévenir.

 

Consensus et obéissance

Il existe une profonde différence dans la manière abordent la question de comment maintenir le pouvoir. La gauche recherche le consensus, et pour ce faire privilégie les bonnes manières. La droite exige obéissance, et pour ce faire recourt à la force. La première est cordiale, elle aime inspirer confiance, elle est hypocrite. La seconde est rosse, souvent odieuse, mais plus sincère. Etant des sœurs siamoises, deux faces du même organisme, pour connaître la vraie nature de la chose, mieux vaut s’adresser à ceux qui ne passent pas par quatre chemins. Il est suffisamment connu qu’il n’existe pas d’amis sincères, il n’y a que des ennemis sincères.
Voilà pourquoi il est inutile de prêter trop attention aux discours des beaux esprits qui voudraient préserver l’état de droit du gouffre de ses exceptions. Leurs pleurnicheries habituelles, si prévisibles, on les connaît désormais par cœur. Pour comprendre où veulent aller les maîtres du monde actuels, mieux dont démocratie et totalitarisme, gauche et droite vaut retenir son souffle et poser l’oreille contre la bouche de leurs bulldogs. L’un d’entre eux est le juriste allemand Günther Jakobs, qui a horrifié ses collègues humanistes en défendant et motivant ouvertement les raisons selon lesquelles « les terroristes n’ont pas de droits ». Selon Jakobs, la rupture du pacte social, la transgression de la loi peut faire perdre à l’individu son statut de citoyen. Par le passé, cette thèse avait déjà été défendue dans les cas de haute trahison (par Hobbes) ou dans les cas de menace permanente contre la sécurité (par Kant).
Le droit pénal court toujours sur deux rails distincts, celui qui dialogue et inclut d’un côté, et celui qui neutralise et exclut de l’autre. Si celui qui enfreint la loi est considéré comme récupérable, l’Etat le considérera comme un simple délinquant qui préserve toutefois ses droits de citoyen. Bien que celui-ci ait violé une norme, il ne nie pas radicalement la loi. Mais quant au transgresseur de la loi par conviction, quant à celui qui se pose en dehors de l’ordre social en le menaçant constamment, devenant ainsi non plus un simple désobéissant sporadique mais un véritable adversaire de l’Etat, le même traitement ne peut s’appliquer. Et cela, selon le juriste teuton, parce que ce dernier n’offre pas de « garantie cognitive » suffisante, c’est-à-dire une capacité et une disponibilité à reconnaître les règles institutionnelles. Ce n’est pas un délinquant à punir, c’est un ennemi à éliminer. Il ne doit pas non plus être considéré comme une « personne », c’est-à-dire un sujet avec lequel il est encore possible pour l’Etat de dialoguer, et c’est donc une guerre qui doit être menée contre lui. Exactement comme contre un ennemi (ou contre des groupes de rats moraux ou de tiques).
Avec une impeccable cohérence logique, Jakobs précise que si un individu n’offre pas la garantie d’une repentance possible, « l’Etat ne doit pas le traiter comme une personne, parce que dans le cas contraire il léserait le droit à la sécurité des autres personnes ». Face à des individus qui ne reconnaissent pas l’ordre juridique, l’Etat doit appliquer le droit pénal en vigueur contre l’ennemi : un droit qui concerne le futur (pour neutraliser des dangers) et pas le passé (pour réaffirmer la validité d’une norme).
Herr Jakobs parle clairement et explique pourquoi nous sommes en train d’assister, dans le cadre du droit, à un décrochage entre le fait jugé en soi et la peine appliquée. Après que quelques participants aux affrontements de rue contre la police à Gênes en 2001 aient été condamnés à plus de 10 ans de taule, on ne peut pas être étonnés si, aujourd’hui, même celui qui de l’intérieur de sa chambre communique son dissensus contre l’Etat à travers un ordinateur connecté à internet court le risque d’aller en prison. En suivant cette pente, le fait qu’un manifestant soit tué par une grenade en 2014 est presque une conséquence inévitable. Non pas dans le dangereux désert syrien, mais dans une placide campagne française.
Parce que si l’Etat regarde le futur, que voit-il ? Des cracks économiques, un chômage de masse, un épuisement des ressources, des conflits militaires internationaux, des guerres civiles, des catastrophes écologiques, des exodes, de la surpopulation… Il voit en somme un monde toujours plus dangereux, toujours plus pauvre, suintant de désespoir, qui se transforme en énorme poudrière, en proie à des tensions en tous genres (sociales, ethniques, religieuses). Un monde où l’allumage de la moindre étincelle, quelle qu’elle soit, ne doit pas être tolérée. Si l’Etat veut préserver l’ordre, s’il veut protéger sa propre sécurité, il ne lui reste qu’une voie : fermer tout espace de mouvement, surveiller toute forme de liberté, ficher tout individu. Même s’il n’est pas menacé par une forme adverse, l’Etat ne peut que se faire totalitaire. Une nécessité rendue facile à satisfaire par la technologie moderne, qui lui permet de ne plus avoir à remplir les rues du bruit des bottes. Des millions de personnes marcheront au pas, mais sur la pointe des pieds et dans le silence des pantoufles, lui permettant de préserver des apparences plus démocratiques. Et notamment parce que l’Etat peut toujours compter sur cette sujétion intérieure qui impose aux individus d’accepter de leur propre gré, quasi avec soulagement, toute procédure policière (comme cela arrive dans certains cas de viol, où des villages et quartiers entiers se soumettent volontairement au prélèvement ADN pour éviter d’être suspectés).
S’il est vrai que le droit ne détermine pas les rapports sociaux mais les reflète, alors on peut s’interroger sur ce qu’est en train de devenir l’être humain, sur ce que nous sommes tous devenus. Et de commencer à en tirer les conséquences, sans se réfugier dans la tradition ou dans la mitopoièsi [création de mythes].

 

Quelles conséquences

A la fin du 19e siècle passèrent en France une série de lois destinées à éradiquer un mouvement anarchiste dont étaient issus Ravachol et Auguste Vaillant, Emile Henry et Sante Caserio. Des mesures si dures qu’elles sont passées à l’histoire comme les « lois scélérates ». Un terme facile à retenir, parce que facile à comprendre. Sont scélérates les lois brutales, mauvaises, exagérées. Celles qui ne doivent pas être confondues avec les lois belles, bonnes, justifiées. Avec les lois normales, en somme. On pourrait presque dire avec les lois justes.
Et voilà, nous y sommes. Si pour une fois on était sincère, peut-être en étant seul, devant une glace, sans personne à qui rendre de comptes, on pourrait admettre que, bien qu’on critique l’Etat, bien qu’on hurle notre haine contre sa férocité et sa violence, on ne croit pas jusqu’au bout à nos propres mots. Nous sommes les premiers à ne pas croire à nos idées. Oui, dans les grandes lignes, en général… puis, en pratique, allez… il s’agit souvent d’exagérations !
En théorie, nous sommes doués pour démontrer comment il n’existe pas de différence de fond entre totalitarisme et démocratie, que ce sont deux formes alternatives du pouvoir qu’un régime peut emprunter selon les circonstances. Nous sommes habiles pour observer comment la réduction de l’être humain à un simple numéro se concrétise dans le tatouage sur le bras des prisonniers du nazisme comme dans les codes pénaux sur les pratiques des prisonniers de la bureaucratie. Nous sommes capables de disserter sur la similitude et la continuité entre les anciens barrages routiers de la police et les modernes caméras de vidéosurveillance. Nous sommes disposés à noter combien la biométrie ou les bases de données ADN auraient fait la joie des SS. Mais, en pratique, à quel point y croyons-nous et sommes-nous conséquents ? Nous regardons nos frigos pleins (pour combien de temps encore ?), nous regardons dans le canapé le match de football, nous mettons nos habits sans tâches de sang, et pendant que nous nous apprêtons à aller au bar, on se dit : non, ce n’est pas la même chose.
Ainsi, lorsqu’on voit un Etat durcir sa législation pour se protéger contre ceux qui n’obéissent pas, toute notre théorie radicale consciente disparaît et on retombe droit dans l’indignation pratique démocratique. Alors on va creuser dans le droit, ce droit qu’on pointait la veille encore comme un pur mensonge, en quête de fantomatiques vérités trahies ou suspendues. On dénonce des états d’exception afin de prétendre au rétablissement d’états de droit.
Pensons, à un autre niveau, aux grandes discussions faites depuis quelque temps sur un rapport de l’OTAN qui remonte à 2003, un rapport qui prendrait en compte l’emploi de l’armée dans des opérations urbaines avant 2020. Certains l’ont lu attentivement, analysé, étudié, vivisectionné, pour ensuite en sortir des résultats épatants : l’armée sera aussi utilisée dans nos rues ! Pas seulement dans le passé et le présent, mais aussi dans le futur. Et la nouveauté, en quoi consisterait-elle ? Certainement pas dans son utilisation lors de possibles explosions insurrectionnelles. Si on laisse tomber les tanks anglais à Belfast, vus comme troupes d’occupation, que dire des blindés à chenilles à Bologne en 1977 (ou dans la bien plus tranquille Voghera en 1983 au cours d’une manifestation réprimée y compris par les unités spéciales) ? Et les militaires qui patrouillent depuis des années, mitraillette en bandoulière, dans les lieux “sensibles” de certaines métropoles ?
Peut-être s’agit-il uniquement d’une question d’approche informative. Peut-être l’évidence est-elle que la meilleure manière de communiquer avec les autres —ces autres qui ne sont pas subversifs— est d’en partager le langage légaliste, l’étonnement humanitaire, les revendications réformistes, les entraves démocratiques. Comme si, afin d’entraîner les masses, on tentait d’abord de les harponner, de s’immiscer à l’intérieur pour les arrimer solidement. Mais, ce faisant, on ne fait que bercer ses illusions, répéter ses hallucinations, confirmer ses fantasmes.
Pour les somnambules dormants modernes, est venu le temps des réveils brutaux, non pas des suaves murmures ou des guides illuminés à l’intérieur de leurs lieux communs. S’il reste encore quelque chose à communiquer, si on ne veut pas se taire pour ne pas apporter son propre grincement au brouhaha contemporain, alors il ne reste qu’à hurler notre vérité inconfortable.
Celle qu’il n’existe aucune dérive totalitaire, mais seulement un passage à la seconde vitesse dans ce que l’Etat —n’importe quel Etat— considère comme le droit chemin de l’exercice du pouvoir.

 

Les points sensibles

L’été dernier, Anthony Glees, enseignant en sécurité et renseignement à la Buckingham University, a déclaré : « Nous avons tenté de faire de l’extrémisme quelque chose pour lequel il ne vaille pas la peine de courir des risques, mais malgré tout cela, nous continuons encore d’évidence à générer des djihadistes. Je suis arrivé à la conclusion que nous avons été trop sensibles au lobby des libertés civiles —des gens qui affirment que nous sommes une société multiculturelle et que deux ensembles de valeurs fondamentales peuvent rester avec bonheur assises côte à côte au Royaume-Uni. Nous avons permis que des personnes aillent en vadrouille un peu partout pour prêcher l’extrémisme et la violence avec l’excuse de la religion et de la liberté de parole. »
Le fort peu sympathique professeur anglais n’a pas tous les torts. C’est vrai, malgré la menace de la répression, ce monde misérable continue de produire des insatisfaits, des enragés, des rebelles, prêts à s’insurger pour des raisons les plus variées. C’est vrai, deux ensembles différents de valeurs fondamentales (comme celles liées à l’autorité et celles liées à la liberté) ne peuvent rester de façon heureuse côte à côte. C’est vrai, on ne peut plus permettre qu’il y ait des personnes allant en vadrouille pour prêcher la violence (du capitalisme) avec l’excuse de la liberté de parole. Il faudrait commencer à y remédier.
Dans le langage bureaucratique qu’on peut entendre dans les palais de verre de Bruxelles, derrière le sigle EPCIP se cache le « Programme européen de protection des infrastructures critiques ». Actif depuis des années, « le plan d’action pour l’EPCIP est organisé autour de trois volets principaux : le premier porte sur les aspects stratégiques et l’élaboration de mesures applicables horizontalement à tous les travaux en matière de protection des infrastructures critiques (PIC) ; le deuxième concerne la protection des infrastructures critiques et vise à réduire leurs vulnérabilités ; le troisième s’inscrit dans un cadre national et a pour vocation d’aider les États membres à protéger leurs ICN (Infrastructures Critiques Nationales). Ce plan d’action est évolutif et doit être examiné régulièrement. »
La raison de cette consultation permanente entre gouvernements est vite dite : « Les acteurs concernés doivent partager les informations concernant la protection des infrastructures critiques, notamment les questions relatives à la sûreté des infrastructures critiques et les systèmes protégés, aux études sur les liens de dépendance, à la vulnérabilité liée à la PIC et à l’évaluation des menaces et des risques. Dans le même temps, il faut veiller à ce que les informations partagées, qu’elles soient exclusives, sensibles ou à caractère personnel, ne soient pas divulguées et que toute personne traitant des informations confidentielles ou sensibles soit soumise à une procédure d’habilitation adéquate par son État. » Et pourquoi ? Parce que « étant donné le degré d’interconnexion et d’interdépendance des économies modernes, l’arrêt ou la destruction d’une infrastructure européenne pourrait entraîner des conséquences pour les pays à l’extérieur de l’Union et vice versa. Il est indispensable donc de renforcer la coopération internationale en ce domaine, par le biais de protocoles d’accord sectoriels. »
Il reste donc à comprendre ce qu’on entend par « infrastructures critiques ». Ce sont : « les installations physiques et des technologies de l’information, les réseaux, les services et les actifs qui, en cas d’arrêt ou de destruction, peuvent avoir de graves incidences sur la santé, la sécurité ou le bien-être économique des citoyens ou encore le travail des gouvernements des États membres. » Vu l’importance de protéger de telles infrastructures, les bureaucrates européens se sont tout de suite mis au travail et ont diffusé une première directive qui, dans sa première phase, « se réfère explicitement aux secteurs de l’énergie et des transports. »
Energie et transports : voilà les points sensibles de la domination. Parce que ce sont eux qui permettent techniquement la reproduction de l’existant, dans lequel on peut distinguer la production, la circulation et la consommation de données et de marchandises, mais aussi le fonctionnement de tout genre de machines. Sans énergie et sans transports, la vie quotidienne telle que nous la connaissons —celle au service de l’Etat— s’enrayerait, ralentirait, s’arrêterait. Une interruption de ces flux, surtout de façon prolongée et étendue, pourrait provoquer un effet domino aux résultats imprévisibles, comme le disent ces rapports.
A partir du moment où rien ne serait plus comme avant, tout deviendrait possible. Quelle terrible perspective !

[Publié en italien sur Finimondo.org février 2015]