Rappel à l’ordre. Sur la certitude et l’incertitude, la répression et la lutte pour la liberté

Certitude

Celui qui force son propre chemin, qui se libère de la cage, doit bien rapidement affronter une série de doigts accusateurs. Car tu peux être rebelle, mais pas trop. Tu peux faire les choses un peu différemment, mais sans excès. Tu peux construire tes propres pensées, mais elles doivent encore bien rentrer dans le cadre. Tu peux lutter, mais pas de façon trop offensive. Tu peux t’engager pour une « bonne cause », mais se battre passionnément pour un autre monde est hautement suspect.

Il faut avoir de la confiance en soi, du courage, mais surtout de la volonté d’indépendance pour conquérir ton chemin individuel dans une société qui signale que c’est toujours mieux de faire comme il sied afin de préserver l’hypocrisie de la paix sociale. Mais il ne s’agit pas ici de ces héros sans peurs de la télévision, qui depuis leur naissance ont reçu l’héroïcité, comme si elle était un privilège. Ce dont il s’agit ici, c’est le chemin que tu parcoures. Dépasser ses propres peurs, entrer en combat avec les milliers de moralismes autour de toi, sans parler encore du diktat de la nécessité économique et l’obligation de travailler. C’est sur le parcours de rébellion et de révolte que croît la confiance en toi, ton courage, ta volonté d’indépendance. Tout comme dans la conquête de liberté, la grande partie de la joie n’est pas dans les « résultats effectifs », mais dans le sentiment d’être sur la bonne route, que les sentiments, pensées et agissements correspondent… A chaque pas, la confiance en soi croît, la conviction qu’il est possible de forger son propre chemin, de passer à l’attaque, d’aller à contre courant de cette société. Tu acquières alors la confiance dans le fait que ça ne demande pas tant de courage, qu’il n’est pas aussi difficile de se révolter, qu’il est surtout enrichissant. Que c’est un défi de choisir de refuser la certitude qu’un autre ou la société t’offres et de choisir par contre pour ta propre cohérence.

Car il faut mieux se méfier de quelqu’un qui t’offres une série de certitudes. Ça me semble tout simplement un réflexe sain. Celui qui te dit : fait comme je te le dis, pense comme moi et sens ce que je te fais sentir et tout ira bien, il faut mieux l’éviter comme la peste. Le pouvoir fera toujours miroiter que si tu fais comme ci ou comme ça, tout ira pour le mieux, que tu auras droit à la certitude dans la vie. Offrir de la certitude est son arme, offrir quelque chose qui se trouve hors de toi-même et à laquelle tu peux t’agripper. En même temps, il défonce jour après jour le développement de ton confiance propre. Il y a une différence fondamentale entre être sûr de ce que tu penses, fais, désires, veux et te sentir sûr quand tu penses, fais, etc. ce que la société demande de toi.

Des figures autoritaires veulent toujours que toute le monde et tout se ressemble, notamment à l’image qu’ils veulent faire dominer. En temps d’incertitude, les tendances autoritaires montent toujours à la surface. En temps de crises, par exemple le nationalisme ou d’autres sortes de fois très normatives, peuvent prospérer. Celui qui se laisse absorber comme élément dans l’ensemble, peut de nouveau se sentir sûr, protégé par quelque chose qui est simplement hors de lui-même (par exemple, un peuple ou une communauté). Il n’a plus besoin de réfléchir, il peut simplement suivre et croire que tout ira probablement pour le mieux. Et ça arrange alors bien le pouvoir, car celui qui cesse de réfléchir, est plus facile à exploiter.

Quand une lutte est en train de croître, on peut être confronté à un problème qui est très différent, mais montre quand-même quelque chose de semblable. Quand une lutte croît, toujours plus de gens y adhèrent. Etre nombreux offre un faux sentiment de certitude et de légitimation normative qui dépasse la confiance en soi. En plus, il donne le faux sentiment de sens, car pourquoi ça n’aurait du sens de se révolter que quand on est nombreux ?[1] Et si ensuite on se retrouve à moins, redevient-il alors insensé de lutter ? Quand une lutte a passée son apogée, il n’est pas surprenant que tout éclate. Tout le monde se repose de nouveau les questions  individuellement et regarde dans le miroir. En fait, qu’est-ce que je veux ? Si s’ajoute à cela une menace répressive, ces questions deviennent encore plus profondes. On se retrouver là devant des choix qui ne sont plus « facultatifs », mais qui exigent des efforts et de la responsabilité.

 

 

Incertitude

 

Si je parle d’incertitude, je veux dire d’un côté le sentiment que tu ne peux rien faire, que tu es bête, que tu ne sais plus ce que tu veux, que tu ne comprends plus tes désirs,… Ce sentiment à l’origine de multiples peurs, le sentiment qui te dit qu’il faut mieux ne plus essayer du tout par peur de ne pas réussir. On oublie que c’est le chemin même, dans l’essayer et l’essayer autre chose, qui contient bien la moitié du plaisir. Un résultat donne le sentiment de satisfaction que nous ne taxerons pas de moralement répréhensible, mais ceci est lié avec le plaisir de comment on y est arrivé. Si le résultat est obtenu sans aucun plaisir, la satisfaction repose uniquement sur le sentiment d’être libéré d’une charge et d’appréciation sociale. La confiance en soi que cela peut produire, est fausse, car elle ne provient pas de sa propre cohérence, de ses propres choix. Quelqu’un qui exerce du pouvoir sur toi, fera toujours en sorte de te faire sentir incertain à propos de tes choix et de ton chemin. Par accusations et punitions, prêches morales, chantages et pressions, il tentera de te remettre le collier. Car faire douter quelqu’un et le plonger dans l’incertitude, est le meilleur moyen pour le dominer, pour lui faire avaler une foi et de lui faire accepter les commandements qui vont avec.

De l’autre côté, je parle du sentiment de ne pas savoir ce que l’avenir amènera, même sur ce qui va se passer demain. C’est une sorte de menace suspendue sur la vie. L’incertitude est facilitée par des menaces. Si tu es dépendant d’un tyran, il faut mieux ne pas broncher, car qui sait ce qui pourrait t’arriver. Tu peux remplir ta tête avec des calculs comment mieux t’y prendre afin d’éviter que le maître ne se fâche, finissant quasiment dans la paralysie. Les menaces ne servent qu’un but : la coopération. Si tu te retrouves au comico, tu peux t’attendre à des menaces. On y joue avec les sentiments, on veut te faire sentir tellement petit que tu feras ce qu’ils désirent de toi. Que penses tu des gens qui doivent s’aplatir pour obtenir des papiers, tout simplement parce que la menace de déportation est suspendue au-dessus de leurs têtes ?

Aujourd’hui, nous vivons des temps incertains. Des temps où les visions du monde dominantes vacillent à échelle planétaire, où l’avenir n’est pas clair. L’illusion d’une vie où on nous arrange tout à condition de participer, est brisée en mille morceaux. Même celui qui a bossé sagement pendant des années, n’est plus sûr d’un avenir tranquille. A part les désastres économiques, il y a encore les désastres nucléaires, l’échauffement de la terre et toutes les catastrophes qu’il provoque. Ce sentiment d’incertitude est facile à exploiter, un sol fertile pour le Nouvel Ordre. Dans l’histoire, l’appel pour une main forte, un leader puissant avec des idées claires et un programme efficace, quelqu’un qui peut amener de la stabilité et de la certitude, a déjà retenti à de nombreuses reprises. S’il n’y a plus personne pour te dire ce qu’il faut faire pour en faire partie, ce qu’il faut faire pour réussir dans la vie, il y a pas mal de personnes qui ne savent plus où aller. En temps de crises, nombre de personnes recherchent une nouvelle vision du monde pour s’agripper, un nouveau sauveur à suivre. Ils veulent la tranquillité, pas cette tranquillité que provoque le sentiment de satisfaction, mais la tranquillité qui signifie de ne plus devoir réfléchir, de ne plus devoir chercher, de voir sa vie réglée et arrangé dans une société.

Le sentiment d’incertitude à propos de l’avenir peut produire une attitude défaitiste, amener à baisser les épaules. L’incertitude qu’on ressent maintenant, est projetée dans l’avenir et ainsi on tend à oublier que la confiance en soi et le sentiment de satisfaction par rapport à sa propre vie peuvent uniquement être trouvés dans le fait de tracer offensivement son propre chemin. Si nous savons ce que nous voulons, nous avons déjà à moitié gagné. Les temps de crises t’obligent à repenser les choses, les lignes sont démarquées plus vivement. Il faut choisir quel chemin prendre, quoi laisser derrière, qu’est-ce que tu emportes. L’incertitude qui vient avec des crises, provoque le réflexe de choisir pour le sol stable : une relation à laquelle s’agripper, un toit fixe au-dessus de ta tête, un boulot fixe avec un revenu garanti,… Une crise fait peur, et demande du courage, de la volonté et de la persévérance. Il est possible de sortir renforcé d’une crise, sans retourner vers les cages que tu as laissé derrière toi dans « tes années rebelles ». Parce que les questions en temps de crise sont posées dans des termes très clairs, et t’offrent donc aussi l’occasion d’y réfléchir très clairement.

 

Mais ça ne doit pas être tout négatif. Quoiqu’il soit évidemment impossible de faire de la divination et de prédire l’avenir, on peut bien formuler des hypothèses qui nous aiderons à décider sur quels terrains mener des combats dans les temps qui viennent. C’est que l’avenir provient du présent et ceux qui prétendent que la réalité est trop difficile à comprendre, répètent le discours du pouvoir. Ils veulent uniquement nous retenir de réfléchir, nous faire accepter notre esclavage où le maître dira ce qu’il nous faut penser et faire. Il est certes vrai que les visions du monde vacillantes et la crise économique renforcent l’appel aux leaders forts, mais en même temps, partout dans le monde, une bataille sociale se déroule. De luttes d’exploités en Chine, d’opprimés au Yémen, d’enragés en Grèce. Une situation de chaos au niveau des idées et légitimités dominantes, tout comme le chaos au niveau des pratiques offensives, est intéressante pour nous. Par la suite, on ne peut qu’espérer que ceux qui ont pris goût à la révolte, ne voudront plus jamais l’échanger pour la faute de goût de la vie prévisible, pour l’amertume de l’exploitation, pour la faim douloureuse et désespérée de la soumission. En Libye, des nouveaux tyrans ont accédé au pouvoir, mais un slogan de là-bas, « Nous ne retournerons pas au contrôle. Nous nous sommes libérés. Nous avons libéré notre pays. », nous dit que la lutte n’est pas finie, tout comme la flamme du soulèvement est loin d’être éteinte en Egypte ou en Tunisie, en Syrie ou au Bahreïn.

Certitude, incertitude, répression, lutte pour la liberté.

 

La crise que provoque la répression dans une lutte, amène bien des incertitudes. On remet beaucoup en question. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Est-ce bien ce que je veux? Qu’est-ce que je veux? Est-ce que ça vaut la peine? On sort les doigts accusateurs. La responsabilité pour sa propre vie est bien des fois rejetée sur d’autres. Nous avons beaucoup à y apprendre. Par exemple que l’enthousiasme et une dynamique sont nécessaires, mais pas suffisants. Qu’on a autant besoin d’autonomie, d’auto-organisation, de liens affinitaires. Ce sont nos seules garanties pour une lutte sans chefs, une lutte où chacun prend sa propre responsabilité.

Des liens affinitaires entre compagnons demandent beaucoup d’efforts, car il s’agit de relations de réciprocité. Ils sont à des kilomètres de distance des relations entre leaders et suiveurs. Ce sont des relations que tu ne peux pas consommer, où il faut toi-même mettre quelque chose en jeu, des relations où tu ne peux pas t’attendre à ce que tout vienne vers toi sans devoir faire d’efforts. Les relations affinitaires sont les éléments constructifs d’une lutte sans chefs, une lutte pour laquelle tu ne peux pas t’acheter une carte de membre, à laquelle tu ne peux pas adhérer passivement. Et c’est la même exigence qu’une société sans chefs : que les gens n’attendent pas une organisation, mais s’organiser eux-mêmes. Où les gens n’attendent pas jusqu’à ce que quelqu’un leur dise quoi faire, mais font leurs propres pas. Les anarchistes sont convaincus que la façon dont nous luttons doit déjà contenir les germes de la société future. On ne peut pas mener une lutte pour la liberté sans subvertir les rôles sociaux de la société actuelle.[2]

La répression montre du doigt accusateur et menace de punir et si tu ne fais pas gaffe, tu tombes dans le piège et tu te sentiras coupable des actes, désirs et idées les plus beaux et épris de liberté. Le pouvoir sème toujours l’incertitude à propos de soi-même, et cherche à empêcher que tu continues à te battre pour ce que tu veux, que tu continues à mettre des bâtons dans ses roues. Si tout simplement tu refuses de travailler, une armée de mesures répressives et de moralismes accusateurs est prête à te tomber dessus. Tout ce que dévie de la norme, tout ce qui est encore quelque peu libre ou incontrôlable, doit être défini et classifié comme indésirable. Et quand tu cèdes à l’incertitude, elle ne cesse de croître, et toutes les peurs et moralismes que tu avais vaincus, semblent de nouveau faits d’acier. Quand nous entamons une lutte, on doit se rendre compte que nous ne sommes pas libres dans ce monde, et que le combat pour la liberté se heurtera toujours aux barreaux de la société. Mais où est-ce que nous pouvons trouver les instruments indispensables à vaincre aussi cet obstacle ?

Si tu arrêtes de passer à l’offensive, si tu te caches, tu peux penser être sûr que rien ne t’arrivera. Tout comme si tu vas travailler afin de t’assurer une pension, une maison tranquille,… une vie sans risques, une vie sûre où tu ne repousses pas tes bornes, mais où tu les rapproche. Cette attitude ne diffère en rien de l’attitude de la fiancée donnée en mariage qui s’insurge, mais qui, à la fin, se résigne aux lois de son homme tyrannique et qui dépérit son désir de liberté, qui s’efface elle-même.

Notre seule certitude est la certitude que nous vivons notre propre révolte, que nous sommes sur nos arçons à nous, que nous donnons forme à nos propres pensées et pratiques. Notre certitude est que nous avons librement choisi nos liens, et que nous pouvons les défaire librement. Elle consiste à ce que nous avons fait, ce que nous avons voulu faire et que nous tentons toujours de faire, à savoir de faire correspondre les moyens de notre lutte avec ses buts. Que nous avons nos propres convictions et osons vivre selon elles. Que nous vivons avec les difficultés, mais surtout avec une joie profonde de nos choix offensifs.

 

phénix

2013

 


[1]              Par ceci, je ne veux pas du tout dire que lutter à nombreux est par essence mauvais. Etre nombreux ne veut pas forcément dire former une masse. Si nous sommes persuadés que l’individu est capable de développer sa propre autonomie, et nous en sommes convaincus car c’est bien le chemin que nous avons choisi nous-mêmes, on peut continuer à faire des tentatives de faire croître une lutte d’individus autonomes ayant pour but la destruction de toute autorité.

[2]              Il s’agit là par exemple du refus de la politique, le refus de la délégation et de la représentation.